Gilles TouchetBonjour, je me présente Gilles Touchais, professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et ancien membre de l'École française d'Athènes. Cette dernière institution avec laquelle je vais conserver comme presque tous les anciens membres, des liens étroits , m'a invité aujourd'hui à dire quelques mots sur un ouvrage qu'elle vient d'éditer et dont j'ai coordonné la publication. Il s'agit du volume 16 de la série des études Études Péloponnésiennes intitulée Argos, les fouilles de l'Aphrodision, volume 1, Les niveaux antérieurs au sanctuaire. Des fouilles conduites de 1967 à 1974 par notre regretté collègue et ami Francis Croissant. Alors, à quel titre suis-je mêlé à la publication d'une fouille à laquelle je n'ai pas moi-même participé ? Eh bien, à titre personnel d'abord, à cause de l'estime et de l'amitié que j'ai toujours eue pour Francis Croissant et de notre attachement partagé au site d'Argos, mais aussi et surtout à titre scientifique. En effet, cette nouvelle publication s'inscrit, comme nous allons le voir tout à l'heure, dans le cadre de la matière que j'ai enseignée pendant une vingtaine d'années à la Sorbonne, la Protohistoire égéenne. Alors c'est quoi la Protohistoire égéenne ? Eh bien, c'est l'étude des civilisations qui se sont développées entre le début du néolithique et la fin de l'âge du bronze, c'est-à-dire en gros du VIe millénaire au IIe millénaire avant notre ère, sur l'ensemble des terres baignées par la mer Égée. Les Cyclades ? berceau des fameuses idoles en marbre du troisième millénaire, la Crète avec les palais minoens de Cnossos, de Faistos et de Malia, et la Grèce continentale avec les impressionnantes citadelles et les palais mycéniens. Ces civilisations brillantes, j'ai eu la chance d'être en contact direct avec elles pendant les années que j'ai passées moi-même à l'École française d'Athènes, dont j'ai d'abord été membre, puis bibliothécaire, et enfin, après plusieurs années d'enseignement à la Sorbonne, responsable des publications. Au cours de ces longs séjours en Grèce, j'ai pu me familiariser sur le terrain, avec ces civilisations primitives du monde égéen, grâce à des fouilles menées sur plusieurs sites, mais avant tout sur celui d'Argos, qui se trouve dans le nord-est du Péloponnèse, à une douzaine de kilomètres de Mycènes. C'est à Argos que j'ai pu fouiller pendant une vingtaine d'années, après la fin des fouilles de l'Aphrodision de Francis Croissant, un habitat de l'âge du Bronze qui avait été découvert et partiellement exploré au tout début du XXe siècle par un membre néerlandais de l'École française d'Athènes, Wilhelm Vollgraff. Vollgraff a en effet été le premier archéologue à entreprendre des fouilles archéologiques à Argos. D'une part dans la ville basse, où se trouvait le centre monumental de la cité antique, avec le théâtre, l'agora, le gymnase, devenus ensuite des thermes romains et plusieurs sanctuaires, et d'autre part sur les deux acropoles qui surplombent la ville de leur silhouette caractéristique, le haut piton escarpé de la Larissa, couronnée par le château fort médiéval, et, plus bas, la faible éminence rocheuse de l'Aspis, au sommet de laquelle se trouvait l'habitat de l'âge du Bronze, dont je viens de parler. Argos fut, avec Athènes, Sparte, Corinthe ou encore Thèbes, l'une des cités les plus prestigieuses de la Grèce antique. À tel point que dans l'Iliade d'Homère, qui raconte la guerre de Troie, les Grecs commandés par Agamemnon, roi de Mycènes, sont souvent appelés les Argiens. C'est dire la place qu'Argos et l'Argolide occupaient dans l'univers légendaire des Grecs anciens. Mais la légende n'est pas l'histoire, même si elle y plonge souvent ses racines. Et c'est pour tenter de réévaluer le rôle effectif d'Argos dans l'histoire politique et culturelle du monde grec que l'École française d'Athènes entrepris d'y faire des fouilles en 1902. Cependant, ces premières fouilles de Vollgraff, menées de manière un peu expéditives, comme on le faisait à l'époque, étaient loin d'avoir répondu à toutes les questions que se posaient les archéologues. Et c'est pourquoi l'École française décida, au début des années 50, d'y lancer de nouvelles recherches dans plusieurs secteurs, au théâtre et sur l'agora, sous la direction de Georges Roux, au gymnase et à l'Odéon, sous la direction de René Ginouvès, et dans le quartier sud, où Paul Courbin explora une nécropole de l'époque dite géométrique, par référence au décor de la céramique de cette époque, époque qui correspond en gros au IXe ou VIIIe siècle avant notre ère. Et depuis lors, donc depuis le milieu du XXe siècle, l'École française n'a pas cessé de fouiller Argos, où les fouilles se poursuivent encore aujourd'hui. Alors ces fouilles sont conduites en étroite collaboration avec le service archéologique grec qui effectue surtout des fouilles préventives dans la ville en liaison avec les demandes de permis de construire ou les travaux publics. Car Argos, qui est toujours une ville très dynamique, présente la particularité, comme d'autres villes de Grèce, Athènes ou Thèbes par exemple, d'avoir été habité sans interruption et sans déplacement depuis la préhistoire jusqu'à l'époque moderne. Ainsi, chaque époque y superpose ses structures à celles des périodes antérieures, au prix bien sûr de nombreuses destructions. Et cela constitue au fil du temps un amoncellement de couches d'habitats, ce que les archéologues appellent la stratigraphie. C'est pourquoi, lorsqu'on entreprend à Argos, le moindre travail de terrassement ou de voirie, pour creuser les fondations d'un immeuble, par exemple, ou pour enterrer des canalisations, on est pratiquement certain de découvrir des vestiges antérieurs plus ou moins importants. C'est ce qui définit l'archéologie urbaine, comme on dit, c'est-à-dire celle qui se déroule en pleine ville, avec toutes les vicissitudes que cela implique. D'une part, les problèmes liés aux limitations d'espace et de temps dont disposent les archéologues pour faire la fouille. D'autre part, les problèmes délicats liés à l'intégration des vestiges antiques que l'on découvre dans la ville moderne et les problèmes liés à leur mise en valeur et leur intégration dans la vie moderne de la cité. Argos n'est pas l'île de Délos où il n'y a que des ruines et où les archéologues ont tout le temps pour les fouiller. À Argos, au contraire, un sentier de fouille n'est souvent que le prélude à un chantier de construction. Les archéologues fouillent sous la menace des bulldozers. Cependant, malgré tous ces inconvénients, la fouille en milieu urbain présente au moins un avantage : c'est qu'elle permet d'éclairer le développement, à travers l'histoire, de cet organisme vivant et en perpétuelle mutation qui est une ville plusieurs fois millénaire. Pour le résumer en une formule, disons qu'en faisant l'archéologie dans la ville, on fait aussi l'archéologie de la ville. Et cela nous amène directement à l'ouvrage dont je veux vous parler, car l'Aphrodision d'Argos, le sanctuaire d'Aphrodite, d'Αrgos, a été découvert lors des fouilles d'un terrain qui est situé au sud du Théâtre Antique et sur lequel la municipalité envisageait d'aménager un parking. Nous sommes donc au cœur de la problématique que je viens d'évoquer. Et c'est donc à la demande du service archéologique grec que la fouille de ce terrain fut entreprise par l'École française d'Athènes, en la personne de Francis Croissant. Celui-ci était alors secrétaire général de l'École, on dirait aujourd'hui directeur des études, avant de rentrer définitivement en France, à la fin de sa fouille, pour y enseigner l'archéologie grecque, d'abord à l'université de Nancy et plus tard à celle de Paris 1, Panthéon-Sorbonne, où nous avons fini par nous retrouver. Mais, comme il arrive souvent, ces nouvelles tâches d'enseignement ainsi que les recherches qu'il avait entreprises sur la plastique grecque, qui en fait l'objet de sa thèse et de nombreuses autres de ses publications. Toutes ses charges ne lui laissèrent guère de temps pour préparer la publication des fouilles de l'Aphrodision, surtout à partir du moment où sa santé commença à décliner sous les assauts répétés de la maladie qui finit par l'emporter en 2019. Cependant, tout n'était pas perdu de l'énorme travail qu'il avait accompli sur le terrain durant toutes ces années. D'abord parce que les principaux résultats de la fouille avaient été présentés, de façon plus ou moins succincte, dans les rapports préliminaires publiés chaque année dans le Bulletin de Correspondance Hellénique, la revue de l'École française d'Athènes qui donne les résultats de ses travaux. Parmi ces résultats, je mentionnerai d'abord la localisation du sanctuaire d'Aphrodite, dont on connaissait l'existence par les textes anciens, mais pas l'emplacement exact. Et c'est une donnée qui a été déterminante pour la suite des études sur la topographie de la vie antique. Parmi les résultats importants, il faut aussi mentionner la richesse du matériel votif exhumé lors des fouilles, un matériel qui comprend notamment des milliers de figurines en terre cuite qui s'échelonnent entre le VIIe siècle et le IIe siècle avant notre ère, de l'époque archaïque à l'époque hellénistique. Et puis, un dernier résultat qui nous concerne plus directement aujourd'hui, le fait que les ruines du sanctuaire d'Aphrodite, d'époque historique, se superposaient à celles d'un habitat beaucoup plus ancien, datant de deux grandes périodes de l'âge du Bronze, donc de l'époque Protohistorique, le Bronze moyen ou Helladique moyen, qui couvrent en gros les cinq premiers siècles du deuxième millénaire avant notre ère, en gros de 2000 à 1600 avant Jésus-Christ, et l'Helladique récent, qui suit immédiatement, ou période mycénienne, qui va de 1600 à 1100 avant notre ère. Donc, l'ensemble de ces résultats avait déjà été plus ou moins exposés, mais sans entrer dans les détails, dans les rapports préliminaires. Outre ces rapports préliminaires publiés, donc à la disposition des chercheurs, le fouilleur allait aussi laisser une masse de documents inédits sur la fouille de l'Aphrodision, notamment deux gros rapports synthétiques qu'il avait déposés aux archives de l'École française d'Athènes, dans lesquels il avait commencé d'essayer de recoller un peu les morceaux du puzzle, et puis un grand nombre de photos, plans, coupes stratigraphiques, dessins, sans parler des carnets de fouilles, tenus au jour le jour sur la fouille, avec un soin exemplaire. C'est grâce à tous ces documents d'archives, exploités par deux jeunes doctorants, qu'il nous a été possible d'élaborer avec l'accord et la bénédiction du fouilleur quelque temps avant sa disparition, ce volume dont nous parlons aujourd'hui et qui est donc consacré au niveau antérieur à la fondation du sanctuaire, donc les niveaux qui se trouvaient sous les couches du sanctuaire d'époque historique, c'est-à-dire ceux de l'âge du Bronze. Car au moment où Francis Croissant lui-même se rendait compte, avec une certaine amertume, dont j'ai été témoin, qu'il ne pourrait pas mener à bien la publication des fouilles de l'Aphrodision, comme il l'avait envisagé, il se trouve qu'une doctorante grecque de l'université d'Athènes, Anthi Balitsari, venait d'achever sa thèse sur l’Helladique Moyen à Argos. Et pour ce travail, elle avait dépouillé, entre autres, toutes les archives des fouilles de l'Aphrodision. Et puis d'autre part, un doctorant suisse de l'université de Lausanne, était, lui, sur le point de soutenir une thèse, en co-tutelle entre l'université de Lausanne et celle de Paris 1, sous la direction de Pascal Darcque, une thèse sur Argos à l'époque mycénienne. Et pour l'élaboration de cette thèse, il avait, lui aussi, effectué un travail analogue pour tout ce qui concerne les niveaux mycéniens fouillés à l'Aphrodision. On avait donc là deux thèses, presque au point, et dans ces deux thèses, donc, de quoi nourrir après un nécessaire travail de décantation et d'harmonisation, la publication des vestiges mésohelladiques et mycéniens découverts sous les ruines de l'Aphrodision. Donc, le travail de dépouillement et d'étude minutieuse des documents d'archives sur ces deux périodes de l'âge du Bronze qui se trouvent sous le sanctuaire a été réalisé dans le cadre de deux thèses et j'ai moi-même effectué le travail de décantation, d'harmonisation et de coordination de l'ensemble. Alors, il est certes toujours difficile de publier les fouilles d'un autre, car certaines observations que le fouilleur a pu faire au cours de la fouille, il ne les a pas toujours consignées par écrit, et ça reste dans sa tête à jamais. D'autre part, le matériel issu de la fouille, auquel on a aujourd'hui accès dans les réserves du musée, n'est en fait que le résultat d'un tri opéré par le fouilleur. Car à l'époque des fouilles de l'Aphrodision, et même jusque plus tard, on ne conservait pas, comme on le fait aujourd'hui, la totalité de la céramique. Enfin, les méthodes de fouilles elles-mêmes ont évolué depuis les années 70, et certaines informations... dont on souhaiterait pouvoir disposer pour réfléchir sur les données, n'ont pas toujours été enregistrées. Cela dit, la qualité de la documentation laissée par Francis Croissant est telle que ces obstacles n'ont pas été insurmontables et que l'entreprise valait donc la peine d'être tentée. Alors, en effet, et c'est le dernier point... que je voudrais souligner, les découvertes qui ont été faites dans les couches les plus anciennes du site de l'Aphrodision d'Argos méritaient d'être sauvées de l'oubli, car elles entrent en résonance avec des découvertes similaires faites dans d'autres secteurs d'Argos, mais aussi sur d'autres sites de la région, notamment le site de Lerne, non loin d'Argos, qui a été fouillé dans les années 50 par l'école américaine, et dont la céramique de l’Helladique moyen vient justement d'être publié. De sorte que les trouvailles de l'Aphrodision, les trouvailles faites dans les niveaux de l'âge du Bronze moyen et récent, viennent ainsi compléter et préciser l'image encore assez floue, à de nombreux points de vue, que l'on a de ces périodes. Ainsi, les vestiges architecturaux de l’Helladique Moyen, donc la période la plus ancienne qui est représentée sur le site de l’Aphrodision, sont assez pauvres. Il s'agit de murs de terrasse, souvent incomplets, qui ne nous renseignent guère que sur l'organisation en terrasse de cet habitat, dont par ailleurs il ne subsiste à peu près rien, car ces ruines, ces premiers vestiges ont été mis à mal par l'occupation suivante, qui est celle de la période mycénienne. En revanche, le matériel céramique associé à ces couches successives de remblais et de terrasses, ainsi qu'associé à quelques rares niveaux de sol, a permis d'établir une séquence détaillée des phases de la période, notamment le début de l’Helladique Moyen. En effet, pour les périodes pour lesquelles on n'a pas de texte, la datation repose sur l'étude de quelque chose qui varie très facilement et qui est la forme et le décor des vases céramiques. C'est sur ces éléments que l'on se fonde pour établir une séquence chronologique à l'intérieur d'une grande période. La séquence qui a pu être reconstituée pour l'Helladique Moyen dans les couches de l'Aphrodision permet de reconnaître quatre phases successives et ces phases recouvrent partiellement et complètent celles que nous avons nous-mêmes découvertes sur la colline de l'Aspis, dans l'habitat de l'Helladique Moyen dont j'ai parlé tout à l'heure. De cette façon, le site d'Argos se trouve être aujourd'hui l'un des rares, avec celui de Lerne, à offrir une séquence complète de la céramique qui couvre toute la durée de cette période de l'Helladique Moyen que l'on a eu pendant bien longtemps du mal à subdiviser. A l'inverse, les niveaux mycéniens de l'Aphrodision ne se distinguent pas par l'abondance ou la richesse de leur céramique ni par l'ampleur de leur séquence, car elle se limite en fait aux dernières phases de la période mycénienne, celles qui suivent la destruction des palais mycéniens. Les palais mycéniens ont en effet été détruits autour de 1200 avant notre ère, pour des raisons qui sont depuis longtemps débattues. Cependant, dans le siècle qui suit la destruction des palais, la civilisation demeure de type mycénien, la même céramique, les mêmes types d'objets sont fabriqués. L'intérêt majeur des fouilles de l'Aphrodision en ce qui concerne les niveaux mycéniens, c'est qu'ils nous offrent un rare aperçu d'un quartier d'habitation de la fin de l'époque mycénienne, loin de la splendeur des palais dont l'étude a longtemps monopolisé l'activité des archéologues. Car les vestiges de deux bâtiments contigus qui ont été découverts, et dont l'un a peut-être abrité des activités cultuelles, les vestiges de ces deux bâtiments constituent l'ensemble domestique le mieux documenté de tout le site d'Argos à l'époque mycénienne.