Speaker #0Entrons en Asie mineure par la Grande Porte, c'est-à-dire par le port de Smyrne. Pausanias rapporte qu'en 334 avant Jésus-Christ, après avoir traversé l’Hellespont et pénétré en Asie Mineure, Alexandre le Grand s'arrêta sur le Mont Pagos. Là, il reçut en rêve, de la part des deux déesses Néméseis, l'injonction de refonder la cité de Smyrne. Le songe d'Alexandre, endormi sous les frondaisons d'un platane, figure sur les monnaies smyrniennes d'époque impériale. Et pourtant, cette histoire a toute chance d'être une pure fiction inventée à date tardive, car aucune source sérieuse n'indique qu'Alexandre, lancé à la conquête de l'Empire perse, fit effectivement le détour par Smyrne. En fait... Après être passé à Ilion, il gagna Sardes, descendit directement à Éphèse, puis vers la côte sud avant de s'enfoncer dans l'intérieur. Et ce n'est qu'une trentaine d'années plus tard que la cité de Smyrne fut effectivement refondée au pied du Pagos par un successeur d'Alexandre. Alors pourquoi les Smyrniens ressentirent-ils le besoin de manipuler les événements historiques pour faire d'Alexandre leur fondateur ? Sans nul doute parce que le passage d'Alexandre marque une rupture et même une renaissance pour tous les Grecs d'Asie. Ce passage fut très bref, à peine une année, mais il inaugure de profonds changements, aussi bien pour Smyrne que pour les autres cités. En quelques semaines, les satrapies perses tombent aux mains du macédonien et bientôt, c'est tout l'édifice de l'Empire perse qui s'effondre. À partir de 334 donc, l'Asie Mineure est gouvernée par des Grecs. D'abord les représentants d'Alexandre jusqu'à sa mort en 323, puis ses généraux émancipés, les Diadoques, qui entrent en compétition les uns contre les autres, se partagent l'empire et se proclament rois à leur tour. La période hellénistique qui s'ouvre alors est, comme vous le savez, remarquablement instable et agitée. Pendant les deux siècles qui vont nous intéresser, de 334 à 129, six dynasties gréco-macédoniennes ont exercé tour à tour l'hégémonie sur la péninsule micrasiatique en tout ou en partie. Après les Argéanes, ce sont les Antigonides à la fin du IVe siècle, puis Lysimaque, les Séleucides et les Lagides au cours du IIIe siècle et enfin les Attalides au IIe siècle. L'Asie Mineure était auparavant une frontière entre monde grec et monde perse. Elle est désormais un lieu stratégique, une charnière entre l'Europe et le Proche-Orient, en quelque sorte un nouveau centre de gravité du monde méditerranéen. Elle est par ailleurs âprement convoitée pour ses ressources, ressources en hommes, en matériaux, en savoir et en biens de toutes sortes. Elle est par conséquent la région du monde hellénistique la plus disputée, celle qui connaît le plus fréquemment les affres de la guerre. Cet Asie Mineure que les rois hellénistiques se disputent avec avidité n'est pas un espace homogène. Sur la côte, en un ruban étroit qui va de Cyzique à Cnide et qui se prolonge par intermittence le long des côtes septentrionales et méridionales, des cités grecques sont établies depuis fort longtemps, depuis les temps anciens des migrations mycéniennes et archaïques, tandis que dans l'arrière-pays, les différents peuples anatoliens, Lydiens, Phrygiens, Mysiens, etc., vivent en communautés villageoises. Sous l'autorité des Perses, grecs et indigènes étaient tous tributaires et traités de la même façon, mais ce n'est plus le cas à partir de la conquête macédonienne, car au nom de son affinité culturelle avec les Grecs d'Asie, Alexandre accorde un traitement de faveur aux cités du littoral. Le roi renonce à exercer sur elles une hégémonie pleine et directe. Il leur accorde l'autonomie et les exempte de tribut. Et ces cités n'auront de cesse, par la suite, de défendre ces privilèges, quelquefois avec difficulté, quand elles passeront sous l'autorité des souverains ultérieurs. Par contraste, le reste de l'Asie Mineure, c'est-à-dire les régions non urbanisées de l'intérieur, demeure sous le régime de la Terre royale, c'est-à-dire que le roi y exerce une autorité directe et perçoit un tribut en nature sur les paysans indigènes et sur leur production agricole. Il peut aussi quelquefois concéder temporairement des portions de cette terre à des dignitaires ou à de simples soldats. L'Asie Mineure est donc désormais divisée en deux zones, les cités grecques privilégiées d'une part et le pays du roi pleinement assujetti d'autre part. Mais ce partage n'est pas figé une fois pour toutes. Après la mort d'Alexandre, pour mieux tenir les régions dont il s'empare, les Diadoques font tous le même choix. Celui de renforcer les cités existantes en accroissant leur territoire et leur population, ou même quelquefois le choix de créer de toutes pièces des cités nouvelles. En agissant ainsi, le souverain se dessaisit, certes d'une partie de la terre royale tributaire, mais il favorise l'émergence de centres urbains importants et il en tire de nombreux avantages. En effet, chaque cité, une fois équipée d'une enceinte, pourra abriter des troupes en garnison, voire des navires de guerre s'il s'agit d'un port, et contribuer ainsi à la sécurité du royaume. Et si en outre elle est populeuse et commerçante, elle procurera au trésor royal des revenus réguliers. sous la forme de taxes en argent. Les successeurs d'Alexandre s'engagèrent donc à la fin du IVe siècle dans une politique active de fondation ou de refondation de cités. Et c'est ainsi que Smyrne fut refondée dans les années 290 par Lysimaque sous le nom d'Eurydikeia et Ephèse sous le nom d'Arsinoeia. Au cours du IIIe siècle, les Séleucides poursuivirent cette politique en implantant des cités le long de l'axe routier qui traverse l'Asie Mineure d'ouest en est et qui relie Éphèse à la Syrie. Voici une carte rapprochée de la vallée du Méandre où les implantations séleucides s'échelonnent à distance à peu près régulières avec leurs sonores nom d'empire : Séleucie, Nysa, Antioche du Méandre, Hierapolis, Laodicée du Lycos, etc. Au IIe siècle, enfin, les Attalides complétèrent ce réseau en créant à leur tour de nouvelles cités entre Pergame et les régions orientales de leur royaume. La recherche archéologique actuelle s'intéresse tout particulièrement à ces sites urbains de l'intérieur, éloignés des côtes, comme par exemple Laodicée du Lycos, que vous voyez à l'écran. Ces fouilles permettent... de vérifier sur le terrain les effets de ce qu'on pourrait appeler cette grande transformation voulue par les rois hellénistiques. Elles permettent aussi de mesurer l'investissement financier et humain considérable qui fut nécessaire pour donner naissance, en moins de deux siècles, à une vingtaine de nouvelles cités dans une région qui en était alors, ou jusqu'alors, dépourvue. Tout n'est pas clair dans la chronologie et dans les modalités pratiques de ce processus d'urbanisation, loin sans faux. Et les découvertes futures, épigraphiques et archéologiques, apporteront certainement du nouveau. Pour ne donner qu'un exemple, la cité d'Apollonia du Méandre, que vous voyez ici, dans une position spectaculaire aux confins, aux confluents, pardon, de plusieurs vallées et d'axes routiers, est-elle une fondation des séleucides ? ou bien des Attalides, on l'ignore et on en discute. Et doit-on lui attribuer un décret trouvé il y a peu dans le village voisin de Derbent ? L'inscription est très effacée, mais elle laisse entrevoir des citoyens rassemblés sur l'agora et des sacrifices célébrés au gymnase, autrement dit les éléments qui constituent l'armature d'une polis à la grecque, quand bien même cette polis doit son existence toute récente à la volonté d'un roi. Au risque de vous décevoir, ce n'est pas de ces cités,foyez anciens ou nouveaux d'hellénisme que je voudrais parler ce soir, mais plutôt d'un hellénisme modeste et même fruste, un hellénisme plus diffus, plus silencieux, presque invisible, celui des petits Grecs qui s'établirent à partir d'Alexlandre dans les campagnes de l'Asie Mineure, à l'écart du monde des cités, en retrait des routes principales, quelquefois très loin des centres et des lieux d’échange. Ces régions intérieures ne sont pas entièrement inconnues des Grecs. Certains marchands ou soldats s'y étaient aventurés à l'époque classique, comme Alcibiade ou Xénophon, en route vers le monde perse. Mais les Grecs n'habitaient pas dans ces contrées intérieures. Tout change brusquement avec la conquête macédonienne. L'Asie Mineure redevient pays de colonisation, y compris dans les zones jusqu'alors tout à fait... étrangères aux Grecs, comme la Lydie et la Phrygie. Ces Grecs ne s'établissent pas dans ces régions de façon spontanée, mais à l'initiative des rois conquérants et vainqueurs. Comme je l'ai rappelé il y a peu, le roi dispose de la terre conquise, si bien qu'il peut en octroyer certaines parcelles à des individus. Et c'est en vertu de ce principe que des Grecs obtinrent à titre individuel des lots de terre, des klèroi en grec, à la fois en Lydie et en Phrygie. Qui furent les détenteurs de ces parcelles et comment vivaient-ils dans cet environnement exotique ? En fait, nous les connaissons mal, faute de documents, si bien que les historiens modernes débattent vivement depuis le XIXe siècle de la nature et de l'ampleur de cette... immigration hellénistique. Les sources littéraires n'évoquent presque jamais les klèroi ruraux, à l'exception de Flavius Joseph qui mentionne une lettre du roi séleucide Antiochos III. Vers 210 avant Jésus-Christ, ce roi transféra 2000 familles juives de Babylonie en Phrygie, octroyant à chacune d'elles une parcelle cultivable. Je cite un passage de la lettre, qu'il adresse à son ministre, « Tu donneras à chacun d'eux, pour construire sa maison, un endroit, topos, ainsi que de la terre à cultiver et où planter de la vigne » . Et il précise encore « Car je suis convaincu qu'ils seront des gardiens dévoués de mes intérêts ». C'est vraisemblablement selon le même procédé, par décision royale, que des milliers de Grecs s'installèrent eux aussi dans l'arrière-pays de l'Asie Mineure à l'époque helléniste. Malheureusement, les inscriptions attestant leur présence sont peu nombreuses et le plus souvent très postérieures à leur arrivée. La raison en est toute simple. La culture épigraphique, qui est si caractéristique de la vie en cité, ne se diffusa que progressivement. Dans l'intérieur anatolien, elle est encore très faible à la haute époque hellénistique et elle ne devint significative qu'à partir du IIe siècle et surtout à l'époque impériale. Et par conséquent, nous ne disposons, pour l'époque qui m'intéresse, que de quelques rares inscriptions, essentiellement des dédicaces. Ces inscriptions désignent les Grecs détenteurs de klèroi, toujours regroupés en communauté par le terme assez vague de κάτοικοι, qui veut dire les habitants. les résidents. Et ces inscriptions les caractérisent aussi par le lieu précis où ils vivent, comme par exemple ces κάτοικουνδες εν δαφνουντοι, ces résidents de Dafnous, qui est un site au nord de l'Asie Mineure, à la frontière entre la Musée et l'Afrique et l'Espantie. Depuis le XIXe siècle, les historiens modernes traduisent le terme κάτοικοι par « colons militaires ». Pour mettre en lumière un aspect fondamental de l'identité de ces colons, à savoir le lien qui les attache avec l'armée royale. Mais la nature précise de ce lien reste obscure et controversée. Sur la base d'indices ténus, on a émis l'hypothèse que cet établissement abritait des vétérans ou bien encore qu'ils étaient soumis à une forme quelconque de conscription, aussi bien les fantassins que les cavaliers. Où exactement ces colonies étaient-elles installées ? Et remplissaient-elles aussi le rôle de forteresse,redoublant en quelque sorte le réseau des garnisons implantées dans les villes et dans les ports, le long des axes de communication ? Autrement dit, leur répartition territoriale répondait-elle à des impératifs de sécurité ? Les archéologues qui explorent la Turquie ont pu localiser précisément certains de ces établissements, de ces katoikiai, et étudier leur environnement géographique. Et ils ont observé qu'un certain nombre d'entre eux n'étaient pas du tout des postes défensifs, mais de simples bourgs disséminés dans les plaines cultivables sur des terres à Blé et à oliviers, où les colons menaient une vie de petits exploitants à l'écart des villes et des grandes routes. Faut-il donc en conclure qu'ils n'avaient en fait aucun caractère militaire ? Ou bien que la première génération de colons eut certes des obligations envers le roi fondateur, mais que ces obligations... se perdirent par la suite à mesure que les générations passèrent ? Ce sont des questions que l'on se pose depuis longtemps et qui, depuis longtemps, restent sans réponse. Mais l'exploration systématique des campagnes turques procure aujourd'hui quelques découvertes spectaculaires qui modifient nos connaissances. L'inscription que voici a été publiée il y a 15 ans. Elle provient de la montagne, entre Thyatire et Sardes, que vous voyez sur la carte, au cœur de l'ancien royaume lydien de Crésus. Il n'y avait pas de cité à l'époque hellénistique dans cette zone assez difficile d'accès, mais tout un réseau de katoikiai. De l'endroit précis où a été trouvée la stèle, vous le voyez ici, si l'on regarde en direction du sud, on embrasse du regard l'étendue marécageuse du lac Coloè. Puis au-delà du lac, on aperçoit la nécropole lydienne des mille collines, puis le cours paresseux du fleuve Hermos, et enfin, au pied du Tmolos, l'acropole de Sardes. L'inscription émane d'un établissement portant un nom grec, Ἀπολλωνιουχάραξ, le fort, la forteresse, d'Apollonios. Les katoikioi qui vivent là détiennent des klèroi, et se sont regroupés dans une bourgade au pied du fort. Leur culte principal est celui de Zeus Stratios. Leurs revenus proviennent de villages portant des noms lydiens, Sibloè, Thileudos, comme sont lydiens aussi les paysans travaillant leur terre. Le texte est daté de 165-164 avant Jésus-Christ, à l'époque où la Lydie appartenait au royaume Attalide. Le royaume vient alors de subir les incursions destructrices des Galates qui ont pénétré jusque dans la région de Sardes. Ils ont semé la terreur dans les campagnes, y compris à Ἀπολλωνιουχάραξ. Les maisons ont été incendiées, les récoltes sont perdues. Une fois la paix revenue, les katoikoi prennent les choses en main. Ils rédigent, dans un grec un peu frustre, une liste de requêtes qu'ils adressent au roi Eumène II à Pergame. Affichant leur loyauté, ils demandent aux rois de les aider à se relever en leur accordant des exemptions fiscales et en accroissant leur territoire. Je cite un passage, « Pour combler le manque de parcelles et de construction, que nous soit accordé des villages, puisque ceux qui nous ont été préalablement retirés ne nous ont pas été restitués comme tu l'avais concédé. » Vous voyez que les rédacteurs de cette lettre sont pleinement conscients que le roi reste seul maître de la terre où ils vivent et qu'il peut par conséquent la leur reprendre ou la redistribuer à son gré. La stèle porte au revers la réponse d’Eumène II qui est positive. Le roi accède à toutes les demandes et il transmet ses ordres pour exécution. Et de plus, il facilite le retour à la normale en allégeant les obligations des katoikoi sur un point bien spécifique. Je cite à nouveau, je leur accorde en outre que la conscription touche un homme sur trois. S'il advient qu'un plus grand nombre s'avère nécessaire, je sais que de leur propre chef, en vertu de leur dévouement empressé, ils nous fourniront davantage de soldats. Voilà enfin le document explicite qui nous manquait pour comprendre précisément la nature du contrat passé entre le roi et chaque katoikia, chaque colonie. En échange des klèroi qui nourrissent leur famille, les katoikoi doivent effectivement fournir des hommes à l'armée royale par un système centralisé de conscription, katagraphè en grec. Le mécanisme précis du recrutement nous échappe. Peut-être se fait-il au prorata de la population mâle adulte de chaque katoikia classée par âge et dûment enregistrée dans les... registres centraux de l'administration centrale à Pergame. Impossible de le savoir. Quoi qu'il en soit, la vie des colons d'Apollonioucharax est clairement rythmée par l'alternance régulière entre les travaux des champs et le temps des armes. Et probablement que chaque année, les recrues partaient dans les centres de commandement, puis en poste, dans les garnisons environnantes. Et en cas d'attaque imprévue, la communauté entière devait répondre aux ordres de mobilisation générale. On connaît d'autres établissements de ce type dans la plaine de l'Hermos et alentour, et la Lydie fut assurément un centre important de colonisation à l'époque hellénistique. Certains historiens modernes ont même considéré que le phénomène avait guère dépassé cette région précise, Pergame et Sardes. C'est l'opinion de l'historien américain Getzel Cohen, spécialiste de ces questions, qui relativisait beaucoup l'ampleur de la colonisation rurale. Selon lui, elle aurait été mise en place par les Séleucides au IIIe siècle, uniquement en Lydie. Et ce sont ensuite les Attalides qui lui auraient donné son plein développement au IIe siècle. Or, plusieurs découvertes récentes invitent à réviser ce jugement. On sait depuis peu, grâce à l'inscription que voici, qu'un officier attalide nommé Aribazos commandait, vers 180 avant Jésus-Christ, un district militaire situé en plein cœur de l'Anatolie, aux confins de la Phrygie et de la Galatie. Il avait sous ses ordres une garnison en poste à Kleonnaeion et des katoikoi installés à Amorion, que vous voyez toutes deux sur la carte. Ces deux sites sont actuellement fouillés, mais malheureusement on n'y a identifié aucun vestige remontant aussi haut, remontant à la haute période hellénistique. Cependant, on imagine aisément à quoi devait ressembler la petite agglomération de Katoikoi qui vivait au pied de la colline fortifiée dominant Amorion. Et plus loin au sud, sur la grande route reliant la Phrygie à la Lycaonie, une autre katoikia était installée à Toriaion, comme l'a révélé une inscription publiée en 1997. Cet établissement était lui aussi regroupé au pied d'une citadelle que voici, identifiée par Peter Thonemann, et il disposait du village phrygien dans la plaine alentour. Vous voyez que les uns après les autres, ces documents nouveaux comblent peu à peu les vides de la carte. Et ils contredisent ainsi l'idée d'une colonisation restreinte, aux environs de Sardes. Bien au contraire, le nombre de ces communautés et leur dispersion dans l'espace sont plus importants qu'on ne le croyait. Et il faut donc réévaluer l'ampleur de la pénétration grecque en Asie Mineure qui ne se limite pas aux cités, mais qui concerne aussi les zones rurales et excentrées. À quand exactement remonte la fondation de ces établissements, et comment cet hellénisme rural et militaire s'est-il transformé au cours de l'époque hellénistique ? Sur cette question également, les perspectives ont changé depuis quelques années. Tous les témoignages que j'ai précédemment invoqués datent du IIe siècle, c'est-à-dire de l'époque attalide, entre 188 et 133 avant Jésus-Christ. Et c'est donc à Eumène II et à Attale II que Getzel Cohen attribuait la création de la plupart des katoikiai qui nous sont connues. Pourtant, il ne fait aucun doute que certaines d'entre elles remontent plus haut, remontent au moins à la période séleucide, entre 281 et 188. C'est certainement le cas pour Amorion et Toriaion, qui passèrent de l'autorité séleucide à l'autorité attalide en 188, à la faveur de la paix d'Apamée. Mais les séleucides furent-ils les instigateurs ? de ce système colonial, comme le pensait autrefois Elias Bickermann, ou bien l'origine de ce système se situe-t-elle plus haut encore, à l'époque des Diadoques, comme le soutient aujourd'hui un connaisseur hors pair de l'Anatolie, qui est Stephen Mitchell. Rappelons que certains documents attribuent à telle ou telle katoikia une identité explicitement macédonienne. Je ne vous donne ici qu'un exemple, la base de statut qui porte une dédicace en l'honneur d'un ministre attalide. Elle émane d'une communauté de la vallée du Caïque, les macédoniens de Nakrason. Comment est-il possible de se revendiquer macédonien en plein cœur de la Lydie, deux siècles après Alexandre ? S'agit-il d'une identité fictive, d'une tradition réinventée pour des raisons de prestige, comme le croyait Getzel Cohen, ou bien faut-il accorder crédit à cette affirmation et admettre que les premiers katoikoi de Nakrasson étaient effectivement venus de la Macédoine des Argéades. Plusieurs éléments laissent penser que cette origine macédonienne est authentique. Observons d'abord la dénomination des établissements de colons. Comme on l'a vu, ils sont couramment désignés par un toponyme indigène conservé tel quel, Nakrason , Thyateira, Toraieon, Amorion. Mais il arrive aussi qu'il porte un nom grec, un nom créé le plus souvent d'après le nom du fondateur initial, qui n'est pas le roi lui-même, les noms dynastiques sont réservés aux cités, mais un officier royal chargé de mener à bien la première implantation. Par exemple, la garnison commandée par Aribazos en Phrygie, que j'ai évoquée plus haut était stationné dans un endroit baptisé Kleonnaeion, à proximité de Pessinonte. Kleonnaeion, c'est un toponyme grec forgé au moment de la fondation et dérivé de l'anthroponyme Kleonnas, qui est spécifique de la Grèce du Nord et qui est certainement le nom propre du fondateur. Et plusieurs autres établissements de Phrygie, Dokimeion, Dorylaion, Philomélion tirent eux aussi leur nom d'officiers macédoniens que nous connaissons, Dokimos, Dorylaos, Philomélos , placés au service d'Alexandre ou d'Antigone-le-Borgne. Ces officiers sont ceux qui prirent en main les régions conquises en y établissant des katoikiai éponymes et en distribuant des klèroi aux soldats démobilisés. Il faut donc admettre qu'un certain nombre de ces implantations furent bien créées dès la fin du IVe siècle et qu'elles perdurèrent ensuite au gré des hégémonies successives, en conservant toujours avec fierté leur caractère originaire, leur macédonité originaire. Un autre indice de cette origine est la persistance d'anthroponymes typiquement macédoniens ou thessaliens, dans les rangs des armées royales en Asie Mineure. C'est par exemple le cas de cette garnison attalide, située entre Pergame et Sardes au IIe siècle. Parmi les garnisaires, peut-être recrutés dans les katoikiai environnantes par le système de conscription que j'évoquais tout à l'heure, plusieurs individus portent des noms qui fleurent bon les grandes plaines de la Grèce du Nord, tels ce Makedôn fils d’Andrestès, ce Kalas fils de Glaukias. Typiquement macédonien est aussi le nom de cet Arrhidaios fils de Dioklès, habitant de Kollyda au Sud-Est de la Lydie, probablement une colonie militaire, à proximité de laquelle nous savons que s'étendaient des Haras royaux, Βασιλικαὶ Μάνδραι, destinés à fournir des montures à la cavalerie séleucide ou attalide. Dernier indice de cette origine macédonienne ancienne, le panthéon de ces communautés. Il porte la marque de leur identité militaire, comme le montre à Apollonioucharax le culte de Zeus Stratios, qui est le Zeus des camps, le Zeus des campagnes militaires. Mais ce panthéon peut aussi conserver quelquefois la mémoire du roi fondateur. Par exemple, les colons d’Agatheira et ceux de Nisyra honoraient Zeus Seleukeios. Tandis que ceux établis beaucoup plus loin au nord-est, dans la région montagneuse de Demirci, rendaient hommage à un Zeus Andigoneios qui sans doute doit son nom à un fondateur macédonien, et pourquoi pas, ou même probablement, à Antigone-le-Borgne en personne. Si l'on suit ce raisonnement, ceux qui s'établirent dans l'arrière-pays micrasiatique, à la fin du IVe siècle, furent en majorité des Macédoniens, des Thessaliens, quelquefois aussi des Thraces. En s'installant en Asie Mineure, ces enfants d'Alexandre dessinaient un paysage nouveau, constitué de petites agglomérations rurales à proximité immédiate de localités lydiennes et phrygiennes. Ils y fondèrent des familles par des mariages mixtes, où le bilinguisme était peut-être de règle, et ils y menèrent une existence à la grecque en conservant leurs langues et leurs usages. Mais n'oublions pas que tout un pan de cette histoire nous échappe. En s'installant sur les terres mêmes dont ils tiraient leurs revenus, ces colons étaient sans doute soucieux d'en améliorer le rendement, par des méthodes ou des modes d'organisation nouvelles. Alors furent-ils reçus avec méfiance par la paysannerie indigène ? Leur arrivée suscita-t-elle de la sidération, voire de l'hostilité, et même des formes de résistance ? On peut le supposer, mais les inscriptions grecques ne sont pas rédigées dans le but de nous en informer. Elles célèbrent toutes, au contraire, le succès de cette colonisation hellénique en pays anatolien. Que devinrent ces établissements au cours de l'époque hellénistique ? L'observateur est frappé par leur stabilité pendant deux siècles et par leur capacité à reconduire d'une dynastie à l'autre les liens étroits avec l'autorité royale. Si les rois grecs successifs maintinrent en place le système des colonies, c'est bien sûr parce qu'ils assuraient une part importante du recrutement de leur armée. Ils héritèrent de ce système, ils le développerent même quelquefois. Ainsi, les Attalides impulsèrent au IIe siècle une nouvelle phase, une nouvelle vague de fondations dans la Lydie de l'Est, en créant à proximité des katoikiai grecques des établissements de Mysiens. Alors j'ai parlé de stabilité, pourtant une transformation s'opère lentement au fil des générations dans ce milieu des colons militaires. Prenons encore un exemple en Lydie, au sud-est de Sardes, dans la vallée du Kogamos. Cette vallée abrite une colonie remontant peut-être aux Séleucides, sinon aux Diadoques. Elle porte le nom du village où les klèroi ont été découpés, Kobèdylè. C'est du lydien. En 163-162, ces macédoniens de Kobèdylè honorent l'un des leurs, un certain philo quelque chose, fils de Polémaios, pour son mérite, Aretis Enneka. Tout est parfaitement banal dans cette formule honorifique, à l'exception d'un mot assez inattendu. Le personnage honoré est présenté comme leur concitoyen, τὸν [ἑαυ]τ̣ῶν πολίτην. De quoi parle-t-on ? De quelle citoyenneté peut-il être question ? la communauté de Kobèdylè n'est pas une polis à part entière, comme le prouve l'absence d'un ethnique propre et l'absence d'organes politiques tels qu'une boulè. Elle n'est qu'une simple catechia comme tant d'autres. Et pourtant, ces hommes préfèrent se qualifier, entre eux, de concitoyens. Le terme « politis » est techniquement inexact, mais il est lourd de sens et, j'allais dire, il est gros d'espoir. Il reflète le sentiment d'appartenir à une collectivité de pères et il trahit chez ces gens une aspiration à vivre comme les Grecs des cités, dont ils sont les voisins et dont ils imitent déjà les usages honorifiques et épigraphiques. D'autreskatoikiai et d'Asie Mineure avaient au IIe siècle la même ambition, celui de devenir des cités. Nous avons évoqué plus haut les colons de Toriaion en Phrygie. En 183, ils sollicitèrent de la part d’Eumène II le privilège d'être promus au rang de polis en récompense de leur loyauté, ce que le roi accepta. « Je vous accorde, écrit-il, le statut de cité, πολιτείαν, ainsi que des lois propres, νόμους ἰδίους, un gymnase, γυμνάσιον, et tout ce que cela comporte, καὶ ὅσα τούτοις ἐστὶ ἀκόλουθα̣ ». Combien d'autres colonies furent ainsi élevées ? au rang de cité. Il est difficile de le savoir. De même qu'on ignore si le processus partit toujours de la base. Aussi quelquefois, ce sont les rois eux-mêmes qui en prirent l'initiative. À l'occasion, on constate que les Attalides réunirent plusieurs katoikia et communautés indigènes en une nouvelle cité de taille supérieure, dotée d'un nom dynastique, comme les Séleucides et les Diadoques l'avaient fait avant eux. Ainsi fut créée la cité de Philadelphie de Lydie dans les années 150. Son territoire occupait la vallée du Kogamos qui jusqu'alors faisait partie de la terre royale. Son corps civique fut constitué pour partie des katoikoi établies aux alentours, y compris nos macédoniens de Kobèdylè, qui quelques années auparavant se rêvaient déjà en citoyens. Et la mémoire macédonienne des philadelphiens se lit encore distinctement dans leur monnayage ultérieur où figure le typique bouclier orné de cercles tronqués. Les cités d'Apollonis, de Stratonicée du Caïque, de Dionysopolis ou encore d’Euméneia furent probablement fondées au IIe siècle selon le même procédé. J'achève mon récit à la fin du IIe siècle. En 133, le dernier royaume grec d'Asie Mineure disparaît corps et bien. Le roi Attale III meurt prématurément à Pergame, son testament institue Rome, héritière de ses biens et de la terre royale Attalide, tandis que les cités du royaume sont déclarées libres et autonomes. Mais un certain Aristonicos, qui se prétend fils et héritier d’Eumène II, entend empêcher cet effondrement. Il mobilise des troupes et il cherche à s'emparer de Pergame, sans succès. Face à lui, les cités défendent leur liberté et sont bientôt soutenues par les Romains, qui déclenchent la guerre dite d'Aristonicos. Nous connaissons le monnayage du chef rebelle à la légende Β(ασιλέως) Εὐ(μένους), qui prouve qu'il s'attribua le titre de roi Eumène, autrement dit Eumène III. Et nous savons même depuis peu que les frappes s'étalèrent sur cinq années, soit probablement de 133 à 129. Ce monnayage de guerre fut frappé à Thyatire, Apollonis et Stratonicée, qui sont des fondations royales issues de colonies macédoniennes. Pourquoi là précisément ? Probablement parce qu'Aristonicos était sûr d'y recruter facilement des soldats et qu'à partir de cette base, il comptait puiser aussi dans les katoikiai de Lydie en faisant fond sur leur fidélité à la couronne attalide. Dans son récit des événements, le géographe Strabon nous explique qu'Aristonicos fut rejoint par une foule d'hommes pauvres et d'esclaves. Et depuis très longtemps, on ne cesse de discuter sur l'identité de ces hommes pauvres qui auraient rejoint Aristonicos. Ça, c'est ce que dit Strabon. Les inscriptions, quant à elles, ne disent pas tout à fait la même chose. Elles nous font connaître des officiers et des soldats attalides qui se rangèrent plutôt du côté des Romains, y compris dans les zones rurales. Et voici par exemple une inscription, une stèle trouvée à Iaza, dans la région reculée des volcans de la Lydie dite brûlée, où nous avons la trace de plusieurs katoikiai. L'inscription célèbre la mémoire d'un certain Môgetès, fils de Môgetès, c'est un nom indigène, qui est mort en héros. Je cite un extrait « Athéna t'a fait briller par deux fois aux yeux de tous en tage irréprochable de ta patrie. Elle seule a fait de toi le représentant et le champion de ta patrie parmi les très illustres chefs de Rome. Le peuple, le dèmos, dont émane ce texte, ne se rallia pas donc pas à Aristonicos Eumène III ou bien peut-être finit-il par choisir de rejoindre le camp de Rome. Pourquoi ? Évidemment, les faits et les motivations des acteurs nous échappent. Mais si on lit attentivement les distiques élégiaques composés en l'honneur de Môgetès, ce nouvel Achille protégé par Athéna, on devine que les colons d'Iaza aspiraient à quitter le monde épuisé des rois, pour rejoindre le cercle des cités. Un siècle plus tard sous autorité romaine naît effectivement dans cette zone reculée de la Lydie brûlée la cité de Maionia par réunion de plusieurs petites communautés. Et bientôt, de la même manière, une multitude d'autres petites poleis de type grec, avec chacune leur assemblée, leur agora, leur gymnase, leur magistrat, leurs inscriptions publiques, leur monnayage, se forment dans le reste de la Lydie, ainsi qu'en Phrygie. L'époque hellénistique s'achève, les dynasties royales s'éteignent, les colonies militaires ont vécu. Longtemps mal documentées, ces communautés grecques des campagnes n’ont sans doute pas reçu toute l'attention qu'elles méritent. Pourtant, d'Alexandre le Grand jusqu'au dernier Attalide, elles ont constitué une expérience historique originale et déterminante. En deux siècles d'existence, elles auront ancré la langue et la culture hellénique dans l'intérieur du continent, au contact des paysans et des dieux anatoliens. Elles auront transformé le paysage humain de l'Asie Mineure. Elles y auront laissé une trace profonde et durable jusqu'à nos jours, ou du moins jusqu'au déchirement du XXe siècle. Je laisserai le soin de conclure, non pas à un épigraphiste, mais à Ilias Vénézis. Dans son livre chatoyant de tendresse, Terre éolienne, vous savez bien qu'il évoque son enfance à l'ombre des monts Kimidénia. L'un des récits est consacré au pauvre marin Joseph, qui dans sa jeunesse quitta son île de Lemnos pour s'établir en Éolide. Comme bien des Grecs avant lui, Joseph rêvait d'aller chercher fortune en Asie Mineure, puis de rentrer à Lemnos pour épouser celle qu'il aimait, Maria. Un soir, il se confie à Maria et il lui dit ceci. Je laisse au francophone le soin de lire la traduction de Pierre et Loula Amandry. Ils parlaient tous de pays riches, avec de grands arbres. Tu donnes un grain et il te rend mille grains. Les montagnes sont pleines d'animaux incalculables, des cerfs, des ours, des sangliers. Il y a là une terre bénie dans le monde. Est-ce que tu m'entends ? Je t'entends. Je t'écoute, mon amour.