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#14 Emmanuel Kasarhérou, Musée et patrimoine dispersé

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44min |12/06/2025
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#14 Emmanuel Kasarhérou, Musée et patrimoine dispersé

#14 Emmanuel Kasarhérou, Musée et patrimoine dispersé

44min |12/06/2025
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Description

Dans épisode, enregistré lors du colloque Le Laboratoire ethnographique (Athènes, mai 2025), Emmanuel Kasarhérou, Président du musée du quai Branly - Jacques Chirac, explore la notion d’« objet ambassadeur », concept né en Nouvelle-Calédonie et aujourd’hui repris dans plusieurs contextes muséaux internationaux.


Partant des débats actuels sur la restitution des objets culturels, il montre qu’au-delà de leur retour matériel, ces objets portent une mémoire vivante et peuvent jouer un rôle actif dans le dialogue entre les cultures. À travers des exemples en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, il illustre comment certaines communautés choisissent de considérer ces objets comme des ambassadeurs : porteurs de récits et de relations, ils voyagent entre leur terre d’origine et les musées étrangers, réactivant les liens symboliques et les dynamiques culturelles.

Cette approche relationnelle, que l’on retrouve aussi en Corée, en Ouzbékistan ou dans des projets récents menés au musée du quai Branly, propose un autre regard sur le rôle des musées : non plus seulement des lieux de conservation, mais des espaces de médiation et de circulation des mémoires.


Emmanuel Kasarhérou nous invite ainsi à penser une muséologie en mouvement, où les objets ne sont plus figés mais participent à une histoire commune fondée sur l’échange, le respect et la création de nouveaux dialogues.

 

Introduction par Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes


Les voix de la Méditerranée et des Balkans portées par l’École française d’Athènes.

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https://www.efa.gr/


Crédits

Réalisation : Marina Leclercq (EFA)

 


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Chers amis, bonjour à nouveau et merci au Musée Benaki de nous accueillir dans ces conditions magnifiques. Faire un pas de côté, s'écarter un instant des certitudes de l'européocentrisme Pour adopter d'autres approches et d'autres regards, c'est à cette expérience que nous convie la conférence qui ouvre cette deuxième journée du colloque Laboratoire ethnographique. Pour ceux qui n'étaient pas là hier, nous sommes réunis autour d'une thématique et d'un programme de recherche qui associe archéologie, histoire de l'art, anthropologie, muséologie, avec l'École française d'Athènes, le musée Benaki, le Princeton-Athens Center for Research and Hellenic Studies, et le musée du Quai Branly. Un partenariat qui se concrétise actuellement à Paris par une exposition au musée du Quai Branly et à Athènes par ce colloque et qui va se poursuivre par la suite avec d'autres initiatives. Pour ouvrir cette matinée, en tant que directrice de l'École française d'Athènes, j'ai le plaisir de m'associer à la direction du musée Benaki pour remercier les quatre responsables de ce programme laboratoire ethnographique. Et pour remercier aussi le président du musée du Quai Branly, Emmanuel Kasarhérou, qui nous fait l'amitié de cette visite à Athènes et de ce partage d'expériences. Emmanuel Kasarhérou est conservateur en chef du patrimoine. Il est aussi diplômé de l'Institut national des langues et civilisations orientales, l'INALCO, en langue et civilisation océanienne, et titulaire d'un diplôme d'études approfondies d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a exercé des responsabilités de direction musée en Nouvelle-Calédonie, comme directeur du musée territorial de Nouvelle-Calédonie, puis comme chef du service des musées et du patrimoine à Nouméa, avant de devenir en 2006 directeur général de l'Agence de développement de la culture kanak. A partir de 2011, cette expérience le conduit alors à revenir à Paris, au musée du Quai Branly, où il est d'abord chargé de mission pour l'Outre-mer, puis adjoint au directeur du patrimoine et de collection. Et en 2020, il est nommé président de ce musée du Quai Branly Jacques Chirac, un musée parisien au pied de la Tour Eiffel, qui est consacré aux arts et civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques.

  • Speaker #1

    Alors, faire vivre et présenter dans un musée au cœur de l'Europe, à Paris ou à Athènes, des cultures non européennes, c'est regarder la question du patrimoine et de la présentation des collections d'un autre point de vue, qui n'en est pas moins universel par sa méthode. Et Emmanuel Kasarhérou est un interlocuteur de premier plan pour ce dialogue que nous voulons instaurer, parce qu'à travers sa très riche et cosmopolite expérience des musées et des collections, il place l'objet au cœur des problématiques du patrimoine. Alors, avant de lui laisser la parole, je forme le vœu que cette conférence, qui est un moment clé du programme de notre colloque soit aussi le point de départ d'une réflexion que avec le musée Benaki l'école française d'Athènes souhaite poursuivre sous la forme d'un cycle de conférences pour lequel nous vous donnerons rendez-vous cet automne un cycle de conférences qui sera consacré aux manières plurielles de penser les patrimoines et les collections aujourd'hui je vous remercie beaucoup et je laisse la parole à Emmanuel Kasarhérou. Je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui pour cette rencontre qui s'inscrit dans le cadre de l'exposition dont vous venez de parler, chère Véronique, et merci pour ce mot de présentation. L'exposition Objet en question, qui est en ce moment présentée au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, que j'ai l'honneur de diriger depuis un peu plus de cinq ans. C'est une exposition qui interroge, comme nous le faisons aujourd'hui et depuis hier avec ce colloque, le rôle et la fonction de l'objet. Dans les années 1930, la France voit naître un dialogue inédit entre le surréalisme, l'ethnologie, l'archéologie, autour d'une question centrale, que faire des objets ? La voie était ainsi ouverte pour déconstruire les cadres et les hiérarchies culturelles et temporel, qui avait été établi jusqu'à là par l'histoire de l'art classique. Ce regard expérimental bouleverse les modes de perception. L'objet cesse d'être un simple vestige, un témoignage culturel ou une œuvre classée selon des critères esthétiques figés. Il devient un catalyseur d'imaginaire,un point de rencontre entre les mondes, un générateur de sens en mouvement. Dès lors, le musée lui-même est interrogé, voire subverti : est-il un simple lieu de conservation ou est-il un lieu de ressignification ? Imaginons un objet provenant d'une culture non occidentale exposé dans la vitrine d'un grand musée européen. Ce que nous y voyons, ce sont des formes, des matières, une esthétique. Le savoir anthropologique et historique nous permet souvent d'approcher son usage, sa signification dans son contexte d'origine. Mais au fond, que signifie-t-il encore aujourd'hui pour ceux dont il est issu, pour les cultures dont il est issu ? Loin de chez lui, cet objet peut-il encore parler, représenter, agir ? Au fond, les débats contemporains qui focalisent autour de la restitution des objets culturels sont intenses et complexes. De nombreux exemples récents témoignent d'une volonté croissante d'un grand nombre de musées de rendre des objets dont il a été avéré qu'ils ont été spoliés. Je ne prendrai que deux exemples qui touchent ici le musée du Quai Branly et qui me permettent d'élargir cette expérience. C'est d'abord la restitution en 2021 à la République du Bénin de 26 trésors royaux saisis lors de l'expédition militaire française de 1892 à Abomey, alors capitale du royaume du Danxomè. On voit ici sur cette présentation le président de la République qui fait retour de ces objets au président de la République du Bénin. C'est une opération qui a été rendue possible à la suite du discours de Ouagadougou, du président de la République, qui a invité les musées du monde entier, mais les musées français en premier lieu, à faire droit aux demandes de restitution. Le deuxième exemple est celui de la restitution annoncée en 2022 par l'Allemagne du retour de 530 objets provenant de Benin City, à ne pas confondre avec le précédent Bénin, qui se situe au Nigeria. Ces objets avaient été saisis lors d'une opération militaire britannique dans cette ville de Benin City en 1897, et saisis comme butins, puis ensuite revendus. Cependant, bien que ces exemples répondent à des demandes légitimes formulées par des pays africains, ils n'épuisent pas la complexité des histoires et des identités associées à ces objets. Plus qu'une simple restitution matérielle, c'est la question de la mémoire en mouvement qui se pose. En effet, la relation à l'objet peut revêtir des formes multiples, selon les cultures et l'histoire, et s'inscrire dans des temporalités complexes. La réflexion sur ces objets, leur éloignement de leur terre natale, et l'agentivité , c'est-à-dire leur capacité à agir encore aujourd'hui, dont ils sont encore probablement pourvus, doit être menée sur divers fronts et de façon multidimensionnelle. Si le retour définitif d'objets spoliés semble aujourd'hui légitime au plus grand nombre, la dynamique des échanges culturels nous invite à repenser la place de ces objets dans le monde contemporain. C'est ici qu'intervient le concept d'objet ambassadeur. Un objet qui n'est pas seulement le témoin d'un passé, mais qui est aussi le prolongement d'une parole, et donc acteur du présent, et même diplomate culturel. Nous explorons ce matin cette notion sous différents angles, d'abord en retraçant la genèse de ce concept et son ancrage en Nouvelle-Calédonie. Puis en constatant la fluidité avec laquelle ce concept percole en Océanie, témoignant ainsi de la porosité des frontières conceptuelles dans ce vaste espace culturel qui recouvre un tiers de notre planète. Nous analyserons ensuite, dans des cas internationaux significatifs, les enjeux géopolitiques qui y sont associés. Et enfin, nous réfléchirons aux perspectives pour les musées et les collections dans un monde en constante évolution. Commençons par la genèse de ce concept. Les objets muséaux, nous le savons, ont voyagé pour des raisons multiples et variées, issues d'explorations, scientifiques ou non, de collectes missionnaires, de spoliation coloniale comme dans les cas qu'on a vus, d'achat ou de don diplomatique et bien d'autres circonstances encore. Cependant bien avant les voyages intercontinentaux européens qui se sont développés depuis le XVIème siècle et l'essor des cabinets de curiosité et des musées depuis le XVIIIe siècle au moins en europe, représente l'échange de dons. Et le don d'objet représente, est représenté et représente toujours l'une des premières formes de transaction humaine. Dans de nombreuses cultures, en effet, offrir un objet était en été et demeure un acte social fort, scellant... une alliance, une amitié ou un lien de parenté. Ce geste, loin d'être neutre, témoigne d'une relation vivante et signifie un engagement réciproque. L'objet, ainsi offert, incarne la continuité entre les générations et la réaffirmation des alliances, établissant un lien dynamique entre les personnes et les communautés. Avec l'expansion européenne à l'échelle mondiale, l'objet a pris en même temps progressivement un autre statut. Il n'a alors plus été simplement et seulement perçu comme un signe d'alliance ou de mémoire, mais comme une curiosité, un artefact à collecter pour mieux comprendre, voire dominer, ces cultures perçues comme lointaines ou primitives. Aujourd'hui les demandes de retour se font jour, portées par des communautés qui revendiquent la propriété, symbolique, mémorielle et rituelle de ces objets. Toutefois , le retour physique n'est pas toujours souhaité par ces communautés d'origine. C'est alors que d'autres formes de relations s'inventent entre eux et les musées. L'objet est un ambassadeur culturel. L'idée d'un objet ambassadeur culturel naît d'un renversement. L'objet n'est alors plus perçu comme un patrimoine figé ou à restituer, mais un acteur vivant portant une voix, une fonction et une responsabilité culturelle. Jean-Marie Tjibaou, qui était née en 1936 et décédée en 1989, penseur et homme politique kanak, défendait l'idée d'une mémoire en mouvement, où les objets sont des relais de pensée, de paroles, de liens. Pour Tjibaou, l'enjeu n'était pas simplement de récupérer des objets du passé, mais de faire vivre une culture en dialogue. avec le monde contemporain. À travers le centre culturel Tjibaou, conçu par Renzo Piano, que vous voyez ici en bas à gauche, il s'agissait de créer un espace de rencontre entre tradition autochtone et modernité. Vous voyez sur cette diapo des citations principales du point de vue culturel qui a été le fondement de notre réflexion pour le développement du sens culturel Tjibaou, pour l'imaginer. Cette phrase dit « Le retour à la tradition, c'est un mythe. Aucun peuple ne l'a jamais vécu. La recherche d'identité, le modèle pour moi, il est devant soi, jamais en arrière. » Et il concluait en disant « Notre identité, elle est devant nous. » Ce concept d'objet ambassadeur puise donc dans une philosophie relationnelle propre aux sociétés kanaks. Quand je parle de kanaks, il s'agit de la population autochtone de la Nouvelle-Calédonie. Une société où la circulation des objets, rituels ou pas, mais aussi des plantes, symbolise la continuité entre générations et la réaffirmation des alliances. L'objet voyage, porte en lui des récits, des liens d'amitié ou de parenté, et son déplacement n'est jamais neutre. Il réactive les mémoires et recompose les filiations. Ainsi, un objet retiré de son contexte originel n'est pas nécessairement coupé de ses racines tant que le lien symbolique demeure vivant. La notion est née en Nouvelle-Calédonie au moment de l'exposition de « De jade et de nacre, patrimoine artistique kanak», en 1990. Ce fut la première exposition, où des œuvres kanak revenaient dans leur pays d'origine et ces œuvres avaient été empruntées à des musées français et des musées européens. Cette exposition marqua un tournant. Octave Togna, qui était alors directeur de l'Agence pour le développement de la culture kanak, déclara dans son discours d'ouverture « Ces objets représentent le sang, la pensée et la racine de nos pères. Ils ne sont que de passage. C'est important, si l'on veut faire connaître la culture kanak, de par le monde et faire savoir qui sont les hommes de ce pays et à qui appartient le pied qui marche sur cette terre. C'est peut-être mieux que cela se passe ainsi. Nos ancêtres ont laissé partir ces choses et certains l'ont peut-être fait de bon cœur. Laissons-les être nos ambassadeurs ». Ce propos témoigne et reflète une approche dynamique des objets, non pas considérés comme des trésors à rapatrier, mais comme des ambassadeurs en mission, porteurs d'une mémoire vivante. La redécouverte de ce patrimoine matériel lors de cette exposition provoqua une profonde émotion au sein du milieu kanak, des communautés kanak, car de nombreux objets longtemps absents n'avaient jamais été vus par les générations contemporaines, alors que même souvent les noms, les descriptions et les usages étaient toujours présents dans la mémoire collective. En le redécouvrant, les anciens ravivaient les souvenirs liés à ces objets, se souvenant des paroles, des récits et des gestes associés. Un souvenir personnel, alors que je dirigeais le musée de Nouméa, qui co-organisait cette exposition avec le Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie à Paris, illustre bien cet état d'esprit. Lors de cette exposition, un objet rituel important, ayant appartenu à mon clan et conservé au musée d'ethnographie de Neuchâtel en Suisse, avait été temporairement rapatrié à l'occasion de cette exposition à Nouméa. Pour l'occasion, j'avais réuni au musée des anciens de mon clan autour de cet objet symbolique. Face à lui, dont l'étiquette indiquait clairement son appartenance, les anciens furent évidemment profondément émus de découvrir un objet dont ils ignoraient jusqu'à l'existence, jusqu'à ce moment-là. Cependant, contrairement à ce que l'on aurait pu imaginer, ils ne réclamèrent pas le retour définitif de cette pièce. Ils expliquèrent que, ne connaissant pas précisément les raisons pour lesquelles l'objet avait été donné, ils ne souhaitaient pas reprendre une parole qui avait été donnée par nos ancêtres. Ces derniers, 80 ans plus tôt, avaient remis cet objet rituel, précieux, au pasteur et ethnologue Maurice Leenhardt, venu accompagner l'évangélisation de la Nouvelle-Calédonie. L'importance symbolique de cet objet, ainsi que la relation qu'il incarnait entre Maurice Leenhardt et notre clan, laissaient penser qu'il avait pu être offert lors de la conversion au christianisme de notre groupe au début du XXe siècle. Les anciens décidèrent donc de ne pas demander son retour définitif, préférant honorer la parole donnée par leurs aînés, car ignorant la raison précise du départ de l'objet et soucieux de ne pas rendre l'échange symbolique et historique, ils choisirent de laisser l'objet repartir en Suisse. Ils estimaient que cet objet, même loin de leur terre natale, incarnait la continuité du lien symbolique et représenter leur mémoire vivante. Cette expérience a renforcé la nécessité de poursuivre l'inventaire du patrimoine, l'inventaire systématique dans les musées du monde de ce qu'on a appelé l'inventaire du patrimoine kanak dispersé. Ce travail essentiel, initié par le regretté Roger Boulay, alors conservateur au musée national des arts d'Afrique et d'Océanie à Paris, répondait à une demande expresse de Jean-Marie Tjibaou au début des années 80. Vous avez sur la diapo la petite flèche qui indique où est la Nouvelle-Calédonie, qui n'est même pas représentée par un point sur cette carte du monde. Et la diffusion de ces objets dans le monde, avec évidemment une concentration très importante en Europe, mais pas simplement en France de ces objets que nous avons repérés durant 30 ans. C'est un inventaire qui a été fait avec les moyens de la Nouvelle-Calédonie et qu'on a réalisé durant 30 ans et qui nous a permis de recenser un peu plus de 20 000 objets dans 190 musées du monde. Grâce à cet inventaire sans cesse enrichi, aujourd'hui disponible progressivement en ligne, depuis le musée de Nouvelle-Calédonie. Il a été possible, dès l'ouverture du centre culturel Tjibaou en 1998 et pendant les 16 années qui ont suivi, de faire revenir en Nouvelle-Calédonie ces objets considérés comme des ambassadeurs du patrimoine kanak. On a eu des objets d'Europe, mais aussi d'Australie, de Nouvelle-Zélande, de différents endroits du monde. Ces retours temporaires ont permis aux communautés locales de renouer avec ces objets. Cette idée s'est progressivement diffusée, ou au contraire, elle a fait naître dans d'autres endroits de l'Océanie. En Polynésie, l'idée de considérer les objets conservés dans d'autres musées du monde comme des objets ambassadeurs, s'est concrétisée par la mise en place de retours temporaires d'objets d'art sacrés dans le nouveau musée de Tahiti et des îles, (...) à Papeete en mars 2023. Lors de son discours d'inauguration, le président du gouvernement de la Polynésie, M. Édouard Fritch, disait « En permettant le retour des artefacts polynésiens, ils, c'est-à-dire les musées, permettent à l'ensemble de ces objets de se ressourcer et de s'imprégner à nouveau du mana des îles. » Le mana, c'est la puissance spirituelle, d'où ils sont partis. À l'instar de Marie-Claude Tjibaou, considérons donc ces objets comme nos ambassadeurs les plus précieux, nos porte-parole dans ces lieux où beaucoup d'entre nous n'iront peut-être jamais, là où ils ont été minutieusement conservés, restaurés, préservés et ainsi transmis jusqu'à nous. Merci à toutes les mains d'avant et d'aujourd'hui qui ont permis cela. Il reprenait à son compte les propos de son ministre de la Culture du gouvernement de Polynésie française, M. Heremoana Maamaatuaiahutapu, prononcé sept années plus tôt à l'occasion de l'ouverture de l'exposition "Mata Hoata" au musée du Quai Branly en avril 2016. Il avait alors exprimé pour la première fois de la part d'un responsable polynésien. « J'aime également l'idée que ces objets marquisiens ou polynésiens présents dans les musées du monde soient en quelque sorte nos ambassadeurs. Ils doivent toutefois revenir aussi de temps en temps en Polynésie, se ressourcer et s'offrir à leurs descendances. » Vous avez vu que c'est ce qui a été réalisé sur la présentation précédente, qu'un certain nombre de ces objets sont des prêts de musées internationaux, comme le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, que c'est une évidence, mais aussi le British Museum. Il y a le musée de Cambridge et bien d'autres musées internationaux. L'objet dispersé n'est donc pas conçu comme un exilé qui doit définitivement revenir, mais un ambassadeur culturel qui doit revenir se ressourcer. Cette approche repose sur une politique active de prêts, de dépôts et de coopérations avec les musées occidentaux. C'est ce qui permet à ces objets de réintégrer temporairement leurs environnements culturels d'origine. Ces retours sont souvent accompagnés de cérémonies, de récits et de performances qui rendent visible cette mémoire incarnée dans les objets. Un exemple marquant est celui dont je vous parlais, dont vous avez ici une image, avec les cérémonies marquisiennes qui ont eu lieu au musée du Quai Branly, et qui avait pour but de recharger culturellement les objets qui étaient présentés dans cette exposition. La conception polynésienne de l'ambassadeur est donc fondamentalement dynamique et circulaire, fondée sur l'idée que l'objet retrouve périodiquement sa terre natale pour revitaliser sa mémoire, tout en continuant d'exister dans un réseau culturel international. Elle renvoie à l'idée de l'objet comme une entité voyageuse, par essence, qui peut quitter sa terre et rentrer au pays au gré de ses missions. La présence intermittente en Polynésie française de cet héritage déplacé, puis la prise en compte de son absence lorsque les objets redeviennent ambassadeurs, leur donne une agentivité, une capacité à agir nouvelle, et rend possible cette circulation. Il existe d'autres exemples à l'international dont je voudrais parler, en dehors du cas océanien. Ces objets ambassadeurs ne sont pas seulement des témoins culturels, mais des acteurs de diplomatie contemporaine . La reconnaissance de ces objets comme porteurs d'une mémoire vivante favorise la coopération interculturelle et renforce le rôle des musées comme espace de dialogue. La Corée, par exemple, en cartographiant son patrimoine dispersé par la Fondation pour le patrimoine culturel coréen à l'étranger, mène depuis 2012 un vaste inventeur, similaire à celui que nous avons conduit sur les pièces kanak, un vaste inventaire des objets culturels coréens dispersés dans le monde. Plutôt que de demander un retour définitif, cette initiative vise à reconnaître ces objets comme des ambassadeurs de leur culture, incarnant l'histoire du pays tout en restant des points de contact avec le monde extérieur. Cette approche valorise la projection culturelle sans nécessairement rompre les liens tissés avec les institutions détentrices. Elle consolide sa présence culturelle, la présence de la Corée sur la scène internationale, tout en développant un réseau de collaboration muséale. Nous allons d'ailleurs bientôt collaborer avec cette fondation pour un travail sur les objets coréens dans les collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac. D'autres États, tels que l'Ouzbékistan, avec son projet « L'héritage culturel ouzbék » dans les collections mondiales, adopte une approche similaire en inventoriant systématiquement les objets patrimoniaux qui sont dispersés dans le monde. L'idée est aussi ici de recenser les objets, les artefacts, les manuscrits, les photographies, pour les documenter, retracer leurs trajectoires historiques et de les inscrire dans un inventaire accessible non seulement en Ouzbékistan, mais également au monde entier. Cette démarche permet de réactiver les liens historiques tout en affirmant la souveraineté culturelle ouzbek dans un monde globalisé. Elle permet également de revaloriser ce patrimoine, non dans une logique exclusive qui conduit à la restitution parfois, mais dans une dynamique de visibilité, de rayonnement, de collaboration et de reconnaissance mutuelle. Je voudrais poursuivre avec deux exemples qui touchent également à la notion de l'objet et à des notions de relation à l'objet qui ne proviennent pas des musées qui les conservent, mais des cultures avec lesquelles nous interagissons. Je voudrais vous parler d'un cas assez unique, qui est un cas de transfert de charges spirituelles, avec la rencontre que nous avons eue avec les masques Tukah du Cameroun. A l'occasion de l'exposition qui est organisée au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, qui s'intitulait « Sur les routes des Chefferies du Cameroun, du visible à l'invisible » qui est une exposition dont le commissariat a été assuré par des Camerounais, et uniquement par des Camerounais, et qui présentait une partie spécifique du Cameroun, qui est le pays bamiléké, pour ceux qui le connaissent, qui est un pays dans lequel de très nombreux royaumes existent toujours, et dans lesquels ces royaumes ont constitué des sortes de musées autochtones, qu'ils appellent cases patrimoniales, qui leur permet de montrer des objets qui leur appartiennent toujours et dont certains fonctionnent dans des rituels à un public le plus divers possible. À cette occasion, nous avons eu la demande d'une des chefferies où nous travaillons, il y a une quarantaine de chefferies dans cette région. Nous avons travaillé avec 20 chefferies et une des chefferies savait qu'on avait un masque. qui est ce masque Tukah, qui avait été donné par le père du chef actuel, du roi actuel de cette communauté, dans les années 1950, à un médecin français qui travaillait dans la région, qui ensuite en avait fait don aux collections nationales, et qui est aujourd'hui au musée du Quai Branly Jacques Chirac. Pour leur usage quotidien, ce masque était déjà sorti de fonction à l'époque où il a été donné. Et depuis, des générations de masques se sont succédées dans cette fonction rituelle. La demande du roi, c'était de faire revenir ce masque qui n'était pas dans l'exposition, puisqu'on ne travaillait qu'avec des objets qui avaient été amenés du Cameroun avec cette question ouverte finalement de qu'est-ce que le patrimoine culturel et peut-être que la notion qu'on applique au patrimoine camerounais depuis Paris n'est peut-être pas la même que celle qu'on applique au patrimoine quand on vit à Cotonou ou à Douala. Et on avait fait revenir ce masque qui est conservé au pavillon des sessions du musée du Louvre, qui est une antenne du musée du Quai Branly Jacques Chirac à Paris. L'idée qui présidait à cette demande, et l'objectif pour eux, c'était qu'ils pensaient qu'une partie de la charge rituelle de l'objet était peut-être encore résiduelle et contenue dans l'ancien masque, et que la présence du nouveau masque était venue pour l'exposition, était peut-être l'occasion de vérifier et d'opérer ce transfert, si jamais il y avait eu une... une charge encore importante dans ce musée. Nous avons donc fait cette cérémonie à leur demande, qui était tout à fait inhabituelle, et je crois que c'est la première fois que nous avons répondu à une demande de ce type au musée du Quai Branly. L'objet du musée est toujours au pavillon des sessions, et l'autre est reparti au Cameroun. Ce cas révèle la nécessité... L'idée que ces objets sont considérés comme chargés d'une force vitale, et que c'est cette puissance-là, ces fluides, cette vigueur, qui sont importants. Les objets, au fond, en tant que support matériel, sont des médiateurs secondaires. Avec l'idée aussi, dans ce groupe culturel, que les objets peuvent être chargés et déchargés. C'est-à-dire que l'objet n'est jamais rituel pour toujours, il est chargé et déchargé. Je vais revenir sur cette idée-là plus tard, mais c'est vraiment intéressant parce que c'est l'idée que l'objet en soi n'est pas porteur de sacralité, il l'est que si l'humain active ou désactive cette potentialité, ce qui ramène la focus non pas sur l'objet, mais sur les humains et sur les humains vivants. Et donc après ce transfert de pouvoir, l'ancien masque intéressait moins finalement la communauté d'origine, car sa force... avaient été transférés vers l'objet nouveau. Il y avait derrière une fonction active, puisque ces masques sont liés à la fertilité et aux récoltes. Le pays avait vécu des années difficiles de récolte, et le passage au musée était peut-être l'occasion de redonner un coup de fouet aux masques actuels dans sa capacité rituelle. Ce cas est particulièrement significatif car il peut être perçu comme une restitution symbolique, spirituelle et immatérielle. Ce n'est pas tant l'objet lui-même qui compte que la force culturelle singulière dont il est porteur. Cette transmission de charges spirituelles montre que le masque Tukah, bien qu'éloigné de son contexte d'origine, a pu retrouver son rôle de transmetteur d'énergie grâce à ce geste rituel. Ici, l'objet ambassadeur devient un transmetteur d'énergie et de légitimité en confirmant que ce n'est pas la matière de l'objet qui importe, mais la force culturelle qui y réside et qu'on peut ranimer. Un dernier exemple pour nous est un exemple qui est, d'après l'exemple africain, océanien, africain et maintenant amérindien, a été cette expérience que l'on a vécue l'année dernière avec une communauté originaire du Brésil qui s'appelle les Boe-Bororos. Là encore, comme dans l'exemple précédent, rien n'avait été planifié. Les choses se font et les demandes s'expriment au moment où l'on prépare et où l'exposition se réalise. En octobre 2024 une délégation de la communauté Boe-Bororos du Brésil à visiter le musée du Quai Branly Jacques Chirac. Ils étaient venus dans le cadre d'un projet collaboratif que nous avons avec l'université brésilienne autour des collections de Claude Lévi-Strauss et de Dina Lévi-Strauss qui avaient été collectées au Brésil dans les années 30 et dont une partie était restée au Brésil et l'autre partie... étaient allés en France. À l'époque, on constituait souvent des collections en double, et une partie des doubles partait dans le pays d'origine du chercheur, et l'autre restait sur place. Et ces collections sont toujours présentes au Brésil. Et dans ces collections, il y avait notamment des objets issus de leur culture, les Boe-Bororos du Brésil, qui avaient été collectés lors des séjours de Dina et Claude Lévi-Strauss dans les années 30. Et lors de cette visite, ils ont eu l'occasion d'examiner plusieurs de ces objets, de travailler avec nos spécialistes du musée. Et ils ont été en particulier touchés par le soin apporté à leur conservation. Dans leur tradition, un objet qui n'est plus utilisé ou qui appartenait à une personne défeinte est souvent détruit ou délaissé. Ils ont donc été interpellés par le fait qu'une institution telle qu'un musée comme le nôtre situés loin de chez eux, continuent à préserver des traces matérielles témoignant de leur culture et donnant ainsi une certaine consistance à la mémoire culturelle Boe-Bororos, bien au-delà de l'océan. Parmi les objets examinés, ils ont remarqué l'état de dégradation d'une coiffe importante à leurs yeux qui avait été offerte à Claude Lévi-Strauss lors de ce séjour du début du XXe siècle. Ils ont constaté que cette coiffe n'était plus digne de les représenter. Ils ont donc décidé d'agir pour restaurer l'image de leur culture au musée, ses représentants ont souhaité offrir un nouveau témoin contemporain. Ils ont donc confectionné une nouvelle coiffe avec des plumes qu'ils avaient importées à notre insu et l'ont offerte au musée. Cet acte ne se limite pas à un simple don, mais je pense qu'il traduit la volonté de réaffirmer un lien, un lien avec l'institution et de régénérer de cette manière la relation initiée entre leurs ancêtres et Claude Lévi-Strauss dans les années 30. Ce geste traduit l'importance symbolique que revêt l'objet, cette coiffe qui n'est pas un simple artefact, mais un élément de représentation culturelle, porteur de sens et de mémoire, et réactivé par ce geste. Dans la culture Boe-Bororos, de ce que nous en avons compris, offrir un objet ne se réduit pas à une... transaction matérielle, mais c'est un acte relationnel qui dépasse l'espace et le temps. Lorsque Claude Lévi-Strauss a reçu cette coiffe, il pensait acquérir un objet ethnographique. Pour les Boe-Bororos, cependant, il s'agissait de tisser un lien, un lien humain. La remise de la nouvelle coiffe en 2024 a donc réactivé ce lien, comme un geste de continuité culturelle et de réaffirmation identitaire. En offrant cette nouvelle coiffe les Boe-Bororos ont également fait un pari sur l'avenir. L'objet nouveau devient un nouvel ambassadeur de leur culture, garantissant la pérennité d'une relation qui, malgré la distance et le temps, continue d'évoluer. En conclusion, je voudrais reprendre cette idée d'objet ambassadeur en disant qu'il ne s'agit pas d'un compromis ou d'un faux fuyant. C'est une manière différente, peut-être nouvelle, de penser la relation entre les cultures. À la manière d'un diplomate, l'objet manifeste une présence en territoire étranger avec une autorité symbolique. Il ne s'agit pas de nier le déplacement de l'objet et de sa culture d'origine vers d'autres terres, mais de considérer ce déplacement non comme une rupture, mais comme une relation possible. Les cultures n'étant jamais des systèmes clos sur eux-mêmes, qualifier et comprendre des objets comme des ambassadeurs permet l'échange et la rencontre. Ainsi, ces objets ouvrent la voie à une nouvelle forme de relation. L'objet ambassadeur représente sans déposséder. Pour revenir au propos de l'exposition « Objets en question », il faut se dépêcher d'aller voir, car elle termine à la fin du mois de juin, pour cette exposition qui examine la question de l'objet dans l'entre-deux-guerres. On voit émerger à cette période une pensée nouvelle sur les objets, qui dépasse les disciplines et ouvre la voie à une réflexion que l'on prolonge ici. Les objets ne sont pas des entités figées dans une signification unique, mais bien des médiateurs actifs entre les cultures, les temps et les sensibilités. En valorisant la dynamique des échanges plutôt que la possession exclusive, les objets ambassadeurs ouvrent des chemins de réparation, de coopération et d'invention qui s'écrivent à plusieurs voix. Les musées sont ainsi des zones de contact, comme le disait James Clifford, où la relation au passé se renégocie et se reformulent d'une génération à l'autre. Finalement, ces objets ambassadeurs incarnent une forme de diplomatie culturelle fondée sur le rayonnement des cultures par le truchement de leur patrimoine dispersé, parfois malgré eux, et où l'objet de musée peut devenir un point de rencontre et le musée lui-même devenir un espace d'écoute et de partage.

Chapters

  • Introduction et remerciements au Musée Benaki

    00:19

  • Ouverture sur l'européocentrisme et les nouvelles approches

    00:28

  • Présentation des partenaires du colloque et de l'exposition

    00:47

  • Importance du dialogue interculturel dans les musées

    01:07

  • Introduction d'Emmanuel Kasarhérou et son parcours

    01:21

  • Présentation de l'exposition 'Objet en question'

    03:58

  • Le rôle et la fonction des objets dans les musées

    04:26

  • Exemples de restitutions d'objets culturels

    06:40

  • Concept d'objet ambassadeur et son évolution

    09:59

  • Genèse du concept d'objet ambassadeur en Nouvelle-Calédonie

    11:10

  • Impact des objets sur les communautés d'origine

    17:51

  • Inventaire du patrimoine kanak et retour d'objets

    21:03

  • Retours temporaires d'objets en Océanie

    22:57

  • Diplomatie culturelle et objets ambassadeurs

    27:31

  • Transmission de charges spirituelles et symbolisme

    36:30

  • Conclusion sur la diplomatie culturelle et les musées

    42:14

Description

Dans épisode, enregistré lors du colloque Le Laboratoire ethnographique (Athènes, mai 2025), Emmanuel Kasarhérou, Président du musée du quai Branly - Jacques Chirac, explore la notion d’« objet ambassadeur », concept né en Nouvelle-Calédonie et aujourd’hui repris dans plusieurs contextes muséaux internationaux.


Partant des débats actuels sur la restitution des objets culturels, il montre qu’au-delà de leur retour matériel, ces objets portent une mémoire vivante et peuvent jouer un rôle actif dans le dialogue entre les cultures. À travers des exemples en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, il illustre comment certaines communautés choisissent de considérer ces objets comme des ambassadeurs : porteurs de récits et de relations, ils voyagent entre leur terre d’origine et les musées étrangers, réactivant les liens symboliques et les dynamiques culturelles.

Cette approche relationnelle, que l’on retrouve aussi en Corée, en Ouzbékistan ou dans des projets récents menés au musée du quai Branly, propose un autre regard sur le rôle des musées : non plus seulement des lieux de conservation, mais des espaces de médiation et de circulation des mémoires.


Emmanuel Kasarhérou nous invite ainsi à penser une muséologie en mouvement, où les objets ne sont plus figés mais participent à une histoire commune fondée sur l’échange, le respect et la création de nouveaux dialogues.

 

Introduction par Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes


Les voix de la Méditerranée et des Balkans portées par l’École française d’Athènes.

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Crédits

Réalisation : Marina Leclercq (EFA)

 


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Chers amis, bonjour à nouveau et merci au Musée Benaki de nous accueillir dans ces conditions magnifiques. Faire un pas de côté, s'écarter un instant des certitudes de l'européocentrisme Pour adopter d'autres approches et d'autres regards, c'est à cette expérience que nous convie la conférence qui ouvre cette deuxième journée du colloque Laboratoire ethnographique. Pour ceux qui n'étaient pas là hier, nous sommes réunis autour d'une thématique et d'un programme de recherche qui associe archéologie, histoire de l'art, anthropologie, muséologie, avec l'École française d'Athènes, le musée Benaki, le Princeton-Athens Center for Research and Hellenic Studies, et le musée du Quai Branly. Un partenariat qui se concrétise actuellement à Paris par une exposition au musée du Quai Branly et à Athènes par ce colloque et qui va se poursuivre par la suite avec d'autres initiatives. Pour ouvrir cette matinée, en tant que directrice de l'École française d'Athènes, j'ai le plaisir de m'associer à la direction du musée Benaki pour remercier les quatre responsables de ce programme laboratoire ethnographique. Et pour remercier aussi le président du musée du Quai Branly, Emmanuel Kasarhérou, qui nous fait l'amitié de cette visite à Athènes et de ce partage d'expériences. Emmanuel Kasarhérou est conservateur en chef du patrimoine. Il est aussi diplômé de l'Institut national des langues et civilisations orientales, l'INALCO, en langue et civilisation océanienne, et titulaire d'un diplôme d'études approfondies d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a exercé des responsabilités de direction musée en Nouvelle-Calédonie, comme directeur du musée territorial de Nouvelle-Calédonie, puis comme chef du service des musées et du patrimoine à Nouméa, avant de devenir en 2006 directeur général de l'Agence de développement de la culture kanak. A partir de 2011, cette expérience le conduit alors à revenir à Paris, au musée du Quai Branly, où il est d'abord chargé de mission pour l'Outre-mer, puis adjoint au directeur du patrimoine et de collection. Et en 2020, il est nommé président de ce musée du Quai Branly Jacques Chirac, un musée parisien au pied de la Tour Eiffel, qui est consacré aux arts et civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques.

  • Speaker #1

    Alors, faire vivre et présenter dans un musée au cœur de l'Europe, à Paris ou à Athènes, des cultures non européennes, c'est regarder la question du patrimoine et de la présentation des collections d'un autre point de vue, qui n'en est pas moins universel par sa méthode. Et Emmanuel Kasarhérou est un interlocuteur de premier plan pour ce dialogue que nous voulons instaurer, parce qu'à travers sa très riche et cosmopolite expérience des musées et des collections, il place l'objet au cœur des problématiques du patrimoine. Alors, avant de lui laisser la parole, je forme le vœu que cette conférence, qui est un moment clé du programme de notre colloque soit aussi le point de départ d'une réflexion que avec le musée Benaki l'école française d'Athènes souhaite poursuivre sous la forme d'un cycle de conférences pour lequel nous vous donnerons rendez-vous cet automne un cycle de conférences qui sera consacré aux manières plurielles de penser les patrimoines et les collections aujourd'hui je vous remercie beaucoup et je laisse la parole à Emmanuel Kasarhérou. Je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui pour cette rencontre qui s'inscrit dans le cadre de l'exposition dont vous venez de parler, chère Véronique, et merci pour ce mot de présentation. L'exposition Objet en question, qui est en ce moment présentée au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, que j'ai l'honneur de diriger depuis un peu plus de cinq ans. C'est une exposition qui interroge, comme nous le faisons aujourd'hui et depuis hier avec ce colloque, le rôle et la fonction de l'objet. Dans les années 1930, la France voit naître un dialogue inédit entre le surréalisme, l'ethnologie, l'archéologie, autour d'une question centrale, que faire des objets ? La voie était ainsi ouverte pour déconstruire les cadres et les hiérarchies culturelles et temporel, qui avait été établi jusqu'à là par l'histoire de l'art classique. Ce regard expérimental bouleverse les modes de perception. L'objet cesse d'être un simple vestige, un témoignage culturel ou une œuvre classée selon des critères esthétiques figés. Il devient un catalyseur d'imaginaire,un point de rencontre entre les mondes, un générateur de sens en mouvement. Dès lors, le musée lui-même est interrogé, voire subverti : est-il un simple lieu de conservation ou est-il un lieu de ressignification ? Imaginons un objet provenant d'une culture non occidentale exposé dans la vitrine d'un grand musée européen. Ce que nous y voyons, ce sont des formes, des matières, une esthétique. Le savoir anthropologique et historique nous permet souvent d'approcher son usage, sa signification dans son contexte d'origine. Mais au fond, que signifie-t-il encore aujourd'hui pour ceux dont il est issu, pour les cultures dont il est issu ? Loin de chez lui, cet objet peut-il encore parler, représenter, agir ? Au fond, les débats contemporains qui focalisent autour de la restitution des objets culturels sont intenses et complexes. De nombreux exemples récents témoignent d'une volonté croissante d'un grand nombre de musées de rendre des objets dont il a été avéré qu'ils ont été spoliés. Je ne prendrai que deux exemples qui touchent ici le musée du Quai Branly et qui me permettent d'élargir cette expérience. C'est d'abord la restitution en 2021 à la République du Bénin de 26 trésors royaux saisis lors de l'expédition militaire française de 1892 à Abomey, alors capitale du royaume du Danxomè. On voit ici sur cette présentation le président de la République qui fait retour de ces objets au président de la République du Bénin. C'est une opération qui a été rendue possible à la suite du discours de Ouagadougou, du président de la République, qui a invité les musées du monde entier, mais les musées français en premier lieu, à faire droit aux demandes de restitution. Le deuxième exemple est celui de la restitution annoncée en 2022 par l'Allemagne du retour de 530 objets provenant de Benin City, à ne pas confondre avec le précédent Bénin, qui se situe au Nigeria. Ces objets avaient été saisis lors d'une opération militaire britannique dans cette ville de Benin City en 1897, et saisis comme butins, puis ensuite revendus. Cependant, bien que ces exemples répondent à des demandes légitimes formulées par des pays africains, ils n'épuisent pas la complexité des histoires et des identités associées à ces objets. Plus qu'une simple restitution matérielle, c'est la question de la mémoire en mouvement qui se pose. En effet, la relation à l'objet peut revêtir des formes multiples, selon les cultures et l'histoire, et s'inscrire dans des temporalités complexes. La réflexion sur ces objets, leur éloignement de leur terre natale, et l'agentivité , c'est-à-dire leur capacité à agir encore aujourd'hui, dont ils sont encore probablement pourvus, doit être menée sur divers fronts et de façon multidimensionnelle. Si le retour définitif d'objets spoliés semble aujourd'hui légitime au plus grand nombre, la dynamique des échanges culturels nous invite à repenser la place de ces objets dans le monde contemporain. C'est ici qu'intervient le concept d'objet ambassadeur. Un objet qui n'est pas seulement le témoin d'un passé, mais qui est aussi le prolongement d'une parole, et donc acteur du présent, et même diplomate culturel. Nous explorons ce matin cette notion sous différents angles, d'abord en retraçant la genèse de ce concept et son ancrage en Nouvelle-Calédonie. Puis en constatant la fluidité avec laquelle ce concept percole en Océanie, témoignant ainsi de la porosité des frontières conceptuelles dans ce vaste espace culturel qui recouvre un tiers de notre planète. Nous analyserons ensuite, dans des cas internationaux significatifs, les enjeux géopolitiques qui y sont associés. Et enfin, nous réfléchirons aux perspectives pour les musées et les collections dans un monde en constante évolution. Commençons par la genèse de ce concept. Les objets muséaux, nous le savons, ont voyagé pour des raisons multiples et variées, issues d'explorations, scientifiques ou non, de collectes missionnaires, de spoliation coloniale comme dans les cas qu'on a vus, d'achat ou de don diplomatique et bien d'autres circonstances encore. Cependant bien avant les voyages intercontinentaux européens qui se sont développés depuis le XVIème siècle et l'essor des cabinets de curiosité et des musées depuis le XVIIIe siècle au moins en europe, représente l'échange de dons. Et le don d'objet représente, est représenté et représente toujours l'une des premières formes de transaction humaine. Dans de nombreuses cultures, en effet, offrir un objet était en été et demeure un acte social fort, scellant... une alliance, une amitié ou un lien de parenté. Ce geste, loin d'être neutre, témoigne d'une relation vivante et signifie un engagement réciproque. L'objet, ainsi offert, incarne la continuité entre les générations et la réaffirmation des alliances, établissant un lien dynamique entre les personnes et les communautés. Avec l'expansion européenne à l'échelle mondiale, l'objet a pris en même temps progressivement un autre statut. Il n'a alors plus été simplement et seulement perçu comme un signe d'alliance ou de mémoire, mais comme une curiosité, un artefact à collecter pour mieux comprendre, voire dominer, ces cultures perçues comme lointaines ou primitives. Aujourd'hui les demandes de retour se font jour, portées par des communautés qui revendiquent la propriété, symbolique, mémorielle et rituelle de ces objets. Toutefois , le retour physique n'est pas toujours souhaité par ces communautés d'origine. C'est alors que d'autres formes de relations s'inventent entre eux et les musées. L'objet est un ambassadeur culturel. L'idée d'un objet ambassadeur culturel naît d'un renversement. L'objet n'est alors plus perçu comme un patrimoine figé ou à restituer, mais un acteur vivant portant une voix, une fonction et une responsabilité culturelle. Jean-Marie Tjibaou, qui était née en 1936 et décédée en 1989, penseur et homme politique kanak, défendait l'idée d'une mémoire en mouvement, où les objets sont des relais de pensée, de paroles, de liens. Pour Tjibaou, l'enjeu n'était pas simplement de récupérer des objets du passé, mais de faire vivre une culture en dialogue. avec le monde contemporain. À travers le centre culturel Tjibaou, conçu par Renzo Piano, que vous voyez ici en bas à gauche, il s'agissait de créer un espace de rencontre entre tradition autochtone et modernité. Vous voyez sur cette diapo des citations principales du point de vue culturel qui a été le fondement de notre réflexion pour le développement du sens culturel Tjibaou, pour l'imaginer. Cette phrase dit « Le retour à la tradition, c'est un mythe. Aucun peuple ne l'a jamais vécu. La recherche d'identité, le modèle pour moi, il est devant soi, jamais en arrière. » Et il concluait en disant « Notre identité, elle est devant nous. » Ce concept d'objet ambassadeur puise donc dans une philosophie relationnelle propre aux sociétés kanaks. Quand je parle de kanaks, il s'agit de la population autochtone de la Nouvelle-Calédonie. Une société où la circulation des objets, rituels ou pas, mais aussi des plantes, symbolise la continuité entre générations et la réaffirmation des alliances. L'objet voyage, porte en lui des récits, des liens d'amitié ou de parenté, et son déplacement n'est jamais neutre. Il réactive les mémoires et recompose les filiations. Ainsi, un objet retiré de son contexte originel n'est pas nécessairement coupé de ses racines tant que le lien symbolique demeure vivant. La notion est née en Nouvelle-Calédonie au moment de l'exposition de « De jade et de nacre, patrimoine artistique kanak», en 1990. Ce fut la première exposition, où des œuvres kanak revenaient dans leur pays d'origine et ces œuvres avaient été empruntées à des musées français et des musées européens. Cette exposition marqua un tournant. Octave Togna, qui était alors directeur de l'Agence pour le développement de la culture kanak, déclara dans son discours d'ouverture « Ces objets représentent le sang, la pensée et la racine de nos pères. Ils ne sont que de passage. C'est important, si l'on veut faire connaître la culture kanak, de par le monde et faire savoir qui sont les hommes de ce pays et à qui appartient le pied qui marche sur cette terre. C'est peut-être mieux que cela se passe ainsi. Nos ancêtres ont laissé partir ces choses et certains l'ont peut-être fait de bon cœur. Laissons-les être nos ambassadeurs ». Ce propos témoigne et reflète une approche dynamique des objets, non pas considérés comme des trésors à rapatrier, mais comme des ambassadeurs en mission, porteurs d'une mémoire vivante. La redécouverte de ce patrimoine matériel lors de cette exposition provoqua une profonde émotion au sein du milieu kanak, des communautés kanak, car de nombreux objets longtemps absents n'avaient jamais été vus par les générations contemporaines, alors que même souvent les noms, les descriptions et les usages étaient toujours présents dans la mémoire collective. En le redécouvrant, les anciens ravivaient les souvenirs liés à ces objets, se souvenant des paroles, des récits et des gestes associés. Un souvenir personnel, alors que je dirigeais le musée de Nouméa, qui co-organisait cette exposition avec le Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie à Paris, illustre bien cet état d'esprit. Lors de cette exposition, un objet rituel important, ayant appartenu à mon clan et conservé au musée d'ethnographie de Neuchâtel en Suisse, avait été temporairement rapatrié à l'occasion de cette exposition à Nouméa. Pour l'occasion, j'avais réuni au musée des anciens de mon clan autour de cet objet symbolique. Face à lui, dont l'étiquette indiquait clairement son appartenance, les anciens furent évidemment profondément émus de découvrir un objet dont ils ignoraient jusqu'à l'existence, jusqu'à ce moment-là. Cependant, contrairement à ce que l'on aurait pu imaginer, ils ne réclamèrent pas le retour définitif de cette pièce. Ils expliquèrent que, ne connaissant pas précisément les raisons pour lesquelles l'objet avait été donné, ils ne souhaitaient pas reprendre une parole qui avait été donnée par nos ancêtres. Ces derniers, 80 ans plus tôt, avaient remis cet objet rituel, précieux, au pasteur et ethnologue Maurice Leenhardt, venu accompagner l'évangélisation de la Nouvelle-Calédonie. L'importance symbolique de cet objet, ainsi que la relation qu'il incarnait entre Maurice Leenhardt et notre clan, laissaient penser qu'il avait pu être offert lors de la conversion au christianisme de notre groupe au début du XXe siècle. Les anciens décidèrent donc de ne pas demander son retour définitif, préférant honorer la parole donnée par leurs aînés, car ignorant la raison précise du départ de l'objet et soucieux de ne pas rendre l'échange symbolique et historique, ils choisirent de laisser l'objet repartir en Suisse. Ils estimaient que cet objet, même loin de leur terre natale, incarnait la continuité du lien symbolique et représenter leur mémoire vivante. Cette expérience a renforcé la nécessité de poursuivre l'inventaire du patrimoine, l'inventaire systématique dans les musées du monde de ce qu'on a appelé l'inventaire du patrimoine kanak dispersé. Ce travail essentiel, initié par le regretté Roger Boulay, alors conservateur au musée national des arts d'Afrique et d'Océanie à Paris, répondait à une demande expresse de Jean-Marie Tjibaou au début des années 80. Vous avez sur la diapo la petite flèche qui indique où est la Nouvelle-Calédonie, qui n'est même pas représentée par un point sur cette carte du monde. Et la diffusion de ces objets dans le monde, avec évidemment une concentration très importante en Europe, mais pas simplement en France de ces objets que nous avons repérés durant 30 ans. C'est un inventaire qui a été fait avec les moyens de la Nouvelle-Calédonie et qu'on a réalisé durant 30 ans et qui nous a permis de recenser un peu plus de 20 000 objets dans 190 musées du monde. Grâce à cet inventaire sans cesse enrichi, aujourd'hui disponible progressivement en ligne, depuis le musée de Nouvelle-Calédonie. Il a été possible, dès l'ouverture du centre culturel Tjibaou en 1998 et pendant les 16 années qui ont suivi, de faire revenir en Nouvelle-Calédonie ces objets considérés comme des ambassadeurs du patrimoine kanak. On a eu des objets d'Europe, mais aussi d'Australie, de Nouvelle-Zélande, de différents endroits du monde. Ces retours temporaires ont permis aux communautés locales de renouer avec ces objets. Cette idée s'est progressivement diffusée, ou au contraire, elle a fait naître dans d'autres endroits de l'Océanie. En Polynésie, l'idée de considérer les objets conservés dans d'autres musées du monde comme des objets ambassadeurs, s'est concrétisée par la mise en place de retours temporaires d'objets d'art sacrés dans le nouveau musée de Tahiti et des îles, (...) à Papeete en mars 2023. Lors de son discours d'inauguration, le président du gouvernement de la Polynésie, M. Édouard Fritch, disait « En permettant le retour des artefacts polynésiens, ils, c'est-à-dire les musées, permettent à l'ensemble de ces objets de se ressourcer et de s'imprégner à nouveau du mana des îles. » Le mana, c'est la puissance spirituelle, d'où ils sont partis. À l'instar de Marie-Claude Tjibaou, considérons donc ces objets comme nos ambassadeurs les plus précieux, nos porte-parole dans ces lieux où beaucoup d'entre nous n'iront peut-être jamais, là où ils ont été minutieusement conservés, restaurés, préservés et ainsi transmis jusqu'à nous. Merci à toutes les mains d'avant et d'aujourd'hui qui ont permis cela. Il reprenait à son compte les propos de son ministre de la Culture du gouvernement de Polynésie française, M. Heremoana Maamaatuaiahutapu, prononcé sept années plus tôt à l'occasion de l'ouverture de l'exposition "Mata Hoata" au musée du Quai Branly en avril 2016. Il avait alors exprimé pour la première fois de la part d'un responsable polynésien. « J'aime également l'idée que ces objets marquisiens ou polynésiens présents dans les musées du monde soient en quelque sorte nos ambassadeurs. Ils doivent toutefois revenir aussi de temps en temps en Polynésie, se ressourcer et s'offrir à leurs descendances. » Vous avez vu que c'est ce qui a été réalisé sur la présentation précédente, qu'un certain nombre de ces objets sont des prêts de musées internationaux, comme le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, que c'est une évidence, mais aussi le British Museum. Il y a le musée de Cambridge et bien d'autres musées internationaux. L'objet dispersé n'est donc pas conçu comme un exilé qui doit définitivement revenir, mais un ambassadeur culturel qui doit revenir se ressourcer. Cette approche repose sur une politique active de prêts, de dépôts et de coopérations avec les musées occidentaux. C'est ce qui permet à ces objets de réintégrer temporairement leurs environnements culturels d'origine. Ces retours sont souvent accompagnés de cérémonies, de récits et de performances qui rendent visible cette mémoire incarnée dans les objets. Un exemple marquant est celui dont je vous parlais, dont vous avez ici une image, avec les cérémonies marquisiennes qui ont eu lieu au musée du Quai Branly, et qui avait pour but de recharger culturellement les objets qui étaient présentés dans cette exposition. La conception polynésienne de l'ambassadeur est donc fondamentalement dynamique et circulaire, fondée sur l'idée que l'objet retrouve périodiquement sa terre natale pour revitaliser sa mémoire, tout en continuant d'exister dans un réseau culturel international. Elle renvoie à l'idée de l'objet comme une entité voyageuse, par essence, qui peut quitter sa terre et rentrer au pays au gré de ses missions. La présence intermittente en Polynésie française de cet héritage déplacé, puis la prise en compte de son absence lorsque les objets redeviennent ambassadeurs, leur donne une agentivité, une capacité à agir nouvelle, et rend possible cette circulation. Il existe d'autres exemples à l'international dont je voudrais parler, en dehors du cas océanien. Ces objets ambassadeurs ne sont pas seulement des témoins culturels, mais des acteurs de diplomatie contemporaine . La reconnaissance de ces objets comme porteurs d'une mémoire vivante favorise la coopération interculturelle et renforce le rôle des musées comme espace de dialogue. La Corée, par exemple, en cartographiant son patrimoine dispersé par la Fondation pour le patrimoine culturel coréen à l'étranger, mène depuis 2012 un vaste inventeur, similaire à celui que nous avons conduit sur les pièces kanak, un vaste inventaire des objets culturels coréens dispersés dans le monde. Plutôt que de demander un retour définitif, cette initiative vise à reconnaître ces objets comme des ambassadeurs de leur culture, incarnant l'histoire du pays tout en restant des points de contact avec le monde extérieur. Cette approche valorise la projection culturelle sans nécessairement rompre les liens tissés avec les institutions détentrices. Elle consolide sa présence culturelle, la présence de la Corée sur la scène internationale, tout en développant un réseau de collaboration muséale. Nous allons d'ailleurs bientôt collaborer avec cette fondation pour un travail sur les objets coréens dans les collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac. D'autres États, tels que l'Ouzbékistan, avec son projet « L'héritage culturel ouzbék » dans les collections mondiales, adopte une approche similaire en inventoriant systématiquement les objets patrimoniaux qui sont dispersés dans le monde. L'idée est aussi ici de recenser les objets, les artefacts, les manuscrits, les photographies, pour les documenter, retracer leurs trajectoires historiques et de les inscrire dans un inventaire accessible non seulement en Ouzbékistan, mais également au monde entier. Cette démarche permet de réactiver les liens historiques tout en affirmant la souveraineté culturelle ouzbek dans un monde globalisé. Elle permet également de revaloriser ce patrimoine, non dans une logique exclusive qui conduit à la restitution parfois, mais dans une dynamique de visibilité, de rayonnement, de collaboration et de reconnaissance mutuelle. Je voudrais poursuivre avec deux exemples qui touchent également à la notion de l'objet et à des notions de relation à l'objet qui ne proviennent pas des musées qui les conservent, mais des cultures avec lesquelles nous interagissons. Je voudrais vous parler d'un cas assez unique, qui est un cas de transfert de charges spirituelles, avec la rencontre que nous avons eue avec les masques Tukah du Cameroun. A l'occasion de l'exposition qui est organisée au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, qui s'intitulait « Sur les routes des Chefferies du Cameroun, du visible à l'invisible » qui est une exposition dont le commissariat a été assuré par des Camerounais, et uniquement par des Camerounais, et qui présentait une partie spécifique du Cameroun, qui est le pays bamiléké, pour ceux qui le connaissent, qui est un pays dans lequel de très nombreux royaumes existent toujours, et dans lesquels ces royaumes ont constitué des sortes de musées autochtones, qu'ils appellent cases patrimoniales, qui leur permet de montrer des objets qui leur appartiennent toujours et dont certains fonctionnent dans des rituels à un public le plus divers possible. À cette occasion, nous avons eu la demande d'une des chefferies où nous travaillons, il y a une quarantaine de chefferies dans cette région. Nous avons travaillé avec 20 chefferies et une des chefferies savait qu'on avait un masque. qui est ce masque Tukah, qui avait été donné par le père du chef actuel, du roi actuel de cette communauté, dans les années 1950, à un médecin français qui travaillait dans la région, qui ensuite en avait fait don aux collections nationales, et qui est aujourd'hui au musée du Quai Branly Jacques Chirac. Pour leur usage quotidien, ce masque était déjà sorti de fonction à l'époque où il a été donné. Et depuis, des générations de masques se sont succédées dans cette fonction rituelle. La demande du roi, c'était de faire revenir ce masque qui n'était pas dans l'exposition, puisqu'on ne travaillait qu'avec des objets qui avaient été amenés du Cameroun avec cette question ouverte finalement de qu'est-ce que le patrimoine culturel et peut-être que la notion qu'on applique au patrimoine camerounais depuis Paris n'est peut-être pas la même que celle qu'on applique au patrimoine quand on vit à Cotonou ou à Douala. Et on avait fait revenir ce masque qui est conservé au pavillon des sessions du musée du Louvre, qui est une antenne du musée du Quai Branly Jacques Chirac à Paris. L'idée qui présidait à cette demande, et l'objectif pour eux, c'était qu'ils pensaient qu'une partie de la charge rituelle de l'objet était peut-être encore résiduelle et contenue dans l'ancien masque, et que la présence du nouveau masque était venue pour l'exposition, était peut-être l'occasion de vérifier et d'opérer ce transfert, si jamais il y avait eu une... une charge encore importante dans ce musée. Nous avons donc fait cette cérémonie à leur demande, qui était tout à fait inhabituelle, et je crois que c'est la première fois que nous avons répondu à une demande de ce type au musée du Quai Branly. L'objet du musée est toujours au pavillon des sessions, et l'autre est reparti au Cameroun. Ce cas révèle la nécessité... L'idée que ces objets sont considérés comme chargés d'une force vitale, et que c'est cette puissance-là, ces fluides, cette vigueur, qui sont importants. Les objets, au fond, en tant que support matériel, sont des médiateurs secondaires. Avec l'idée aussi, dans ce groupe culturel, que les objets peuvent être chargés et déchargés. C'est-à-dire que l'objet n'est jamais rituel pour toujours, il est chargé et déchargé. Je vais revenir sur cette idée-là plus tard, mais c'est vraiment intéressant parce que c'est l'idée que l'objet en soi n'est pas porteur de sacralité, il l'est que si l'humain active ou désactive cette potentialité, ce qui ramène la focus non pas sur l'objet, mais sur les humains et sur les humains vivants. Et donc après ce transfert de pouvoir, l'ancien masque intéressait moins finalement la communauté d'origine, car sa force... avaient été transférés vers l'objet nouveau. Il y avait derrière une fonction active, puisque ces masques sont liés à la fertilité et aux récoltes. Le pays avait vécu des années difficiles de récolte, et le passage au musée était peut-être l'occasion de redonner un coup de fouet aux masques actuels dans sa capacité rituelle. Ce cas est particulièrement significatif car il peut être perçu comme une restitution symbolique, spirituelle et immatérielle. Ce n'est pas tant l'objet lui-même qui compte que la force culturelle singulière dont il est porteur. Cette transmission de charges spirituelles montre que le masque Tukah, bien qu'éloigné de son contexte d'origine, a pu retrouver son rôle de transmetteur d'énergie grâce à ce geste rituel. Ici, l'objet ambassadeur devient un transmetteur d'énergie et de légitimité en confirmant que ce n'est pas la matière de l'objet qui importe, mais la force culturelle qui y réside et qu'on peut ranimer. Un dernier exemple pour nous est un exemple qui est, d'après l'exemple africain, océanien, africain et maintenant amérindien, a été cette expérience que l'on a vécue l'année dernière avec une communauté originaire du Brésil qui s'appelle les Boe-Bororos. Là encore, comme dans l'exemple précédent, rien n'avait été planifié. Les choses se font et les demandes s'expriment au moment où l'on prépare et où l'exposition se réalise. En octobre 2024 une délégation de la communauté Boe-Bororos du Brésil à visiter le musée du Quai Branly Jacques Chirac. Ils étaient venus dans le cadre d'un projet collaboratif que nous avons avec l'université brésilienne autour des collections de Claude Lévi-Strauss et de Dina Lévi-Strauss qui avaient été collectées au Brésil dans les années 30 et dont une partie était restée au Brésil et l'autre partie... étaient allés en France. À l'époque, on constituait souvent des collections en double, et une partie des doubles partait dans le pays d'origine du chercheur, et l'autre restait sur place. Et ces collections sont toujours présentes au Brésil. Et dans ces collections, il y avait notamment des objets issus de leur culture, les Boe-Bororos du Brésil, qui avaient été collectés lors des séjours de Dina et Claude Lévi-Strauss dans les années 30. Et lors de cette visite, ils ont eu l'occasion d'examiner plusieurs de ces objets, de travailler avec nos spécialistes du musée. Et ils ont été en particulier touchés par le soin apporté à leur conservation. Dans leur tradition, un objet qui n'est plus utilisé ou qui appartenait à une personne défeinte est souvent détruit ou délaissé. Ils ont donc été interpellés par le fait qu'une institution telle qu'un musée comme le nôtre situés loin de chez eux, continuent à préserver des traces matérielles témoignant de leur culture et donnant ainsi une certaine consistance à la mémoire culturelle Boe-Bororos, bien au-delà de l'océan. Parmi les objets examinés, ils ont remarqué l'état de dégradation d'une coiffe importante à leurs yeux qui avait été offerte à Claude Lévi-Strauss lors de ce séjour du début du XXe siècle. Ils ont constaté que cette coiffe n'était plus digne de les représenter. Ils ont donc décidé d'agir pour restaurer l'image de leur culture au musée, ses représentants ont souhaité offrir un nouveau témoin contemporain. Ils ont donc confectionné une nouvelle coiffe avec des plumes qu'ils avaient importées à notre insu et l'ont offerte au musée. Cet acte ne se limite pas à un simple don, mais je pense qu'il traduit la volonté de réaffirmer un lien, un lien avec l'institution et de régénérer de cette manière la relation initiée entre leurs ancêtres et Claude Lévi-Strauss dans les années 30. Ce geste traduit l'importance symbolique que revêt l'objet, cette coiffe qui n'est pas un simple artefact, mais un élément de représentation culturelle, porteur de sens et de mémoire, et réactivé par ce geste. Dans la culture Boe-Bororos, de ce que nous en avons compris, offrir un objet ne se réduit pas à une... transaction matérielle, mais c'est un acte relationnel qui dépasse l'espace et le temps. Lorsque Claude Lévi-Strauss a reçu cette coiffe, il pensait acquérir un objet ethnographique. Pour les Boe-Bororos, cependant, il s'agissait de tisser un lien, un lien humain. La remise de la nouvelle coiffe en 2024 a donc réactivé ce lien, comme un geste de continuité culturelle et de réaffirmation identitaire. En offrant cette nouvelle coiffe les Boe-Bororos ont également fait un pari sur l'avenir. L'objet nouveau devient un nouvel ambassadeur de leur culture, garantissant la pérennité d'une relation qui, malgré la distance et le temps, continue d'évoluer. En conclusion, je voudrais reprendre cette idée d'objet ambassadeur en disant qu'il ne s'agit pas d'un compromis ou d'un faux fuyant. C'est une manière différente, peut-être nouvelle, de penser la relation entre les cultures. À la manière d'un diplomate, l'objet manifeste une présence en territoire étranger avec une autorité symbolique. Il ne s'agit pas de nier le déplacement de l'objet et de sa culture d'origine vers d'autres terres, mais de considérer ce déplacement non comme une rupture, mais comme une relation possible. Les cultures n'étant jamais des systèmes clos sur eux-mêmes, qualifier et comprendre des objets comme des ambassadeurs permet l'échange et la rencontre. Ainsi, ces objets ouvrent la voie à une nouvelle forme de relation. L'objet ambassadeur représente sans déposséder. Pour revenir au propos de l'exposition « Objets en question », il faut se dépêcher d'aller voir, car elle termine à la fin du mois de juin, pour cette exposition qui examine la question de l'objet dans l'entre-deux-guerres. On voit émerger à cette période une pensée nouvelle sur les objets, qui dépasse les disciplines et ouvre la voie à une réflexion que l'on prolonge ici. Les objets ne sont pas des entités figées dans une signification unique, mais bien des médiateurs actifs entre les cultures, les temps et les sensibilités. En valorisant la dynamique des échanges plutôt que la possession exclusive, les objets ambassadeurs ouvrent des chemins de réparation, de coopération et d'invention qui s'écrivent à plusieurs voix. Les musées sont ainsi des zones de contact, comme le disait James Clifford, où la relation au passé se renégocie et se reformulent d'une génération à l'autre. Finalement, ces objets ambassadeurs incarnent une forme de diplomatie culturelle fondée sur le rayonnement des cultures par le truchement de leur patrimoine dispersé, parfois malgré eux, et où l'objet de musée peut devenir un point de rencontre et le musée lui-même devenir un espace d'écoute et de partage.

Chapters

  • Introduction et remerciements au Musée Benaki

    00:19

  • Ouverture sur l'européocentrisme et les nouvelles approches

    00:28

  • Présentation des partenaires du colloque et de l'exposition

    00:47

  • Importance du dialogue interculturel dans les musées

    01:07

  • Introduction d'Emmanuel Kasarhérou et son parcours

    01:21

  • Présentation de l'exposition 'Objet en question'

    03:58

  • Le rôle et la fonction des objets dans les musées

    04:26

  • Exemples de restitutions d'objets culturels

    06:40

  • Concept d'objet ambassadeur et son évolution

    09:59

  • Genèse du concept d'objet ambassadeur en Nouvelle-Calédonie

    11:10

  • Impact des objets sur les communautés d'origine

    17:51

  • Inventaire du patrimoine kanak et retour d'objets

    21:03

  • Retours temporaires d'objets en Océanie

    22:57

  • Diplomatie culturelle et objets ambassadeurs

    27:31

  • Transmission de charges spirituelles et symbolisme

    36:30

  • Conclusion sur la diplomatie culturelle et les musées

    42:14

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Description

Dans épisode, enregistré lors du colloque Le Laboratoire ethnographique (Athènes, mai 2025), Emmanuel Kasarhérou, Président du musée du quai Branly - Jacques Chirac, explore la notion d’« objet ambassadeur », concept né en Nouvelle-Calédonie et aujourd’hui repris dans plusieurs contextes muséaux internationaux.


Partant des débats actuels sur la restitution des objets culturels, il montre qu’au-delà de leur retour matériel, ces objets portent une mémoire vivante et peuvent jouer un rôle actif dans le dialogue entre les cultures. À travers des exemples en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, il illustre comment certaines communautés choisissent de considérer ces objets comme des ambassadeurs : porteurs de récits et de relations, ils voyagent entre leur terre d’origine et les musées étrangers, réactivant les liens symboliques et les dynamiques culturelles.

Cette approche relationnelle, que l’on retrouve aussi en Corée, en Ouzbékistan ou dans des projets récents menés au musée du quai Branly, propose un autre regard sur le rôle des musées : non plus seulement des lieux de conservation, mais des espaces de médiation et de circulation des mémoires.


Emmanuel Kasarhérou nous invite ainsi à penser une muséologie en mouvement, où les objets ne sont plus figés mais participent à une histoire commune fondée sur l’échange, le respect et la création de nouveaux dialogues.

 

Introduction par Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes


Les voix de la Méditerranée et des Balkans portées par l’École française d’Athènes.

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https://www.efa.gr/


Crédits

Réalisation : Marina Leclercq (EFA)

 


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Chers amis, bonjour à nouveau et merci au Musée Benaki de nous accueillir dans ces conditions magnifiques. Faire un pas de côté, s'écarter un instant des certitudes de l'européocentrisme Pour adopter d'autres approches et d'autres regards, c'est à cette expérience que nous convie la conférence qui ouvre cette deuxième journée du colloque Laboratoire ethnographique. Pour ceux qui n'étaient pas là hier, nous sommes réunis autour d'une thématique et d'un programme de recherche qui associe archéologie, histoire de l'art, anthropologie, muséologie, avec l'École française d'Athènes, le musée Benaki, le Princeton-Athens Center for Research and Hellenic Studies, et le musée du Quai Branly. Un partenariat qui se concrétise actuellement à Paris par une exposition au musée du Quai Branly et à Athènes par ce colloque et qui va se poursuivre par la suite avec d'autres initiatives. Pour ouvrir cette matinée, en tant que directrice de l'École française d'Athènes, j'ai le plaisir de m'associer à la direction du musée Benaki pour remercier les quatre responsables de ce programme laboratoire ethnographique. Et pour remercier aussi le président du musée du Quai Branly, Emmanuel Kasarhérou, qui nous fait l'amitié de cette visite à Athènes et de ce partage d'expériences. Emmanuel Kasarhérou est conservateur en chef du patrimoine. Il est aussi diplômé de l'Institut national des langues et civilisations orientales, l'INALCO, en langue et civilisation océanienne, et titulaire d'un diplôme d'études approfondies d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a exercé des responsabilités de direction musée en Nouvelle-Calédonie, comme directeur du musée territorial de Nouvelle-Calédonie, puis comme chef du service des musées et du patrimoine à Nouméa, avant de devenir en 2006 directeur général de l'Agence de développement de la culture kanak. A partir de 2011, cette expérience le conduit alors à revenir à Paris, au musée du Quai Branly, où il est d'abord chargé de mission pour l'Outre-mer, puis adjoint au directeur du patrimoine et de collection. Et en 2020, il est nommé président de ce musée du Quai Branly Jacques Chirac, un musée parisien au pied de la Tour Eiffel, qui est consacré aux arts et civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques.

  • Speaker #1

    Alors, faire vivre et présenter dans un musée au cœur de l'Europe, à Paris ou à Athènes, des cultures non européennes, c'est regarder la question du patrimoine et de la présentation des collections d'un autre point de vue, qui n'en est pas moins universel par sa méthode. Et Emmanuel Kasarhérou est un interlocuteur de premier plan pour ce dialogue que nous voulons instaurer, parce qu'à travers sa très riche et cosmopolite expérience des musées et des collections, il place l'objet au cœur des problématiques du patrimoine. Alors, avant de lui laisser la parole, je forme le vœu que cette conférence, qui est un moment clé du programme de notre colloque soit aussi le point de départ d'une réflexion que avec le musée Benaki l'école française d'Athènes souhaite poursuivre sous la forme d'un cycle de conférences pour lequel nous vous donnerons rendez-vous cet automne un cycle de conférences qui sera consacré aux manières plurielles de penser les patrimoines et les collections aujourd'hui je vous remercie beaucoup et je laisse la parole à Emmanuel Kasarhérou. Je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui pour cette rencontre qui s'inscrit dans le cadre de l'exposition dont vous venez de parler, chère Véronique, et merci pour ce mot de présentation. L'exposition Objet en question, qui est en ce moment présentée au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, que j'ai l'honneur de diriger depuis un peu plus de cinq ans. C'est une exposition qui interroge, comme nous le faisons aujourd'hui et depuis hier avec ce colloque, le rôle et la fonction de l'objet. Dans les années 1930, la France voit naître un dialogue inédit entre le surréalisme, l'ethnologie, l'archéologie, autour d'une question centrale, que faire des objets ? La voie était ainsi ouverte pour déconstruire les cadres et les hiérarchies culturelles et temporel, qui avait été établi jusqu'à là par l'histoire de l'art classique. Ce regard expérimental bouleverse les modes de perception. L'objet cesse d'être un simple vestige, un témoignage culturel ou une œuvre classée selon des critères esthétiques figés. Il devient un catalyseur d'imaginaire,un point de rencontre entre les mondes, un générateur de sens en mouvement. Dès lors, le musée lui-même est interrogé, voire subverti : est-il un simple lieu de conservation ou est-il un lieu de ressignification ? Imaginons un objet provenant d'une culture non occidentale exposé dans la vitrine d'un grand musée européen. Ce que nous y voyons, ce sont des formes, des matières, une esthétique. Le savoir anthropologique et historique nous permet souvent d'approcher son usage, sa signification dans son contexte d'origine. Mais au fond, que signifie-t-il encore aujourd'hui pour ceux dont il est issu, pour les cultures dont il est issu ? Loin de chez lui, cet objet peut-il encore parler, représenter, agir ? Au fond, les débats contemporains qui focalisent autour de la restitution des objets culturels sont intenses et complexes. De nombreux exemples récents témoignent d'une volonté croissante d'un grand nombre de musées de rendre des objets dont il a été avéré qu'ils ont été spoliés. Je ne prendrai que deux exemples qui touchent ici le musée du Quai Branly et qui me permettent d'élargir cette expérience. C'est d'abord la restitution en 2021 à la République du Bénin de 26 trésors royaux saisis lors de l'expédition militaire française de 1892 à Abomey, alors capitale du royaume du Danxomè. On voit ici sur cette présentation le président de la République qui fait retour de ces objets au président de la République du Bénin. C'est une opération qui a été rendue possible à la suite du discours de Ouagadougou, du président de la République, qui a invité les musées du monde entier, mais les musées français en premier lieu, à faire droit aux demandes de restitution. Le deuxième exemple est celui de la restitution annoncée en 2022 par l'Allemagne du retour de 530 objets provenant de Benin City, à ne pas confondre avec le précédent Bénin, qui se situe au Nigeria. Ces objets avaient été saisis lors d'une opération militaire britannique dans cette ville de Benin City en 1897, et saisis comme butins, puis ensuite revendus. Cependant, bien que ces exemples répondent à des demandes légitimes formulées par des pays africains, ils n'épuisent pas la complexité des histoires et des identités associées à ces objets. Plus qu'une simple restitution matérielle, c'est la question de la mémoire en mouvement qui se pose. En effet, la relation à l'objet peut revêtir des formes multiples, selon les cultures et l'histoire, et s'inscrire dans des temporalités complexes. La réflexion sur ces objets, leur éloignement de leur terre natale, et l'agentivité , c'est-à-dire leur capacité à agir encore aujourd'hui, dont ils sont encore probablement pourvus, doit être menée sur divers fronts et de façon multidimensionnelle. Si le retour définitif d'objets spoliés semble aujourd'hui légitime au plus grand nombre, la dynamique des échanges culturels nous invite à repenser la place de ces objets dans le monde contemporain. C'est ici qu'intervient le concept d'objet ambassadeur. Un objet qui n'est pas seulement le témoin d'un passé, mais qui est aussi le prolongement d'une parole, et donc acteur du présent, et même diplomate culturel. Nous explorons ce matin cette notion sous différents angles, d'abord en retraçant la genèse de ce concept et son ancrage en Nouvelle-Calédonie. Puis en constatant la fluidité avec laquelle ce concept percole en Océanie, témoignant ainsi de la porosité des frontières conceptuelles dans ce vaste espace culturel qui recouvre un tiers de notre planète. Nous analyserons ensuite, dans des cas internationaux significatifs, les enjeux géopolitiques qui y sont associés. Et enfin, nous réfléchirons aux perspectives pour les musées et les collections dans un monde en constante évolution. Commençons par la genèse de ce concept. Les objets muséaux, nous le savons, ont voyagé pour des raisons multiples et variées, issues d'explorations, scientifiques ou non, de collectes missionnaires, de spoliation coloniale comme dans les cas qu'on a vus, d'achat ou de don diplomatique et bien d'autres circonstances encore. Cependant bien avant les voyages intercontinentaux européens qui se sont développés depuis le XVIème siècle et l'essor des cabinets de curiosité et des musées depuis le XVIIIe siècle au moins en europe, représente l'échange de dons. Et le don d'objet représente, est représenté et représente toujours l'une des premières formes de transaction humaine. Dans de nombreuses cultures, en effet, offrir un objet était en été et demeure un acte social fort, scellant... une alliance, une amitié ou un lien de parenté. Ce geste, loin d'être neutre, témoigne d'une relation vivante et signifie un engagement réciproque. L'objet, ainsi offert, incarne la continuité entre les générations et la réaffirmation des alliances, établissant un lien dynamique entre les personnes et les communautés. Avec l'expansion européenne à l'échelle mondiale, l'objet a pris en même temps progressivement un autre statut. Il n'a alors plus été simplement et seulement perçu comme un signe d'alliance ou de mémoire, mais comme une curiosité, un artefact à collecter pour mieux comprendre, voire dominer, ces cultures perçues comme lointaines ou primitives. Aujourd'hui les demandes de retour se font jour, portées par des communautés qui revendiquent la propriété, symbolique, mémorielle et rituelle de ces objets. Toutefois , le retour physique n'est pas toujours souhaité par ces communautés d'origine. C'est alors que d'autres formes de relations s'inventent entre eux et les musées. L'objet est un ambassadeur culturel. L'idée d'un objet ambassadeur culturel naît d'un renversement. L'objet n'est alors plus perçu comme un patrimoine figé ou à restituer, mais un acteur vivant portant une voix, une fonction et une responsabilité culturelle. Jean-Marie Tjibaou, qui était née en 1936 et décédée en 1989, penseur et homme politique kanak, défendait l'idée d'une mémoire en mouvement, où les objets sont des relais de pensée, de paroles, de liens. Pour Tjibaou, l'enjeu n'était pas simplement de récupérer des objets du passé, mais de faire vivre une culture en dialogue. avec le monde contemporain. À travers le centre culturel Tjibaou, conçu par Renzo Piano, que vous voyez ici en bas à gauche, il s'agissait de créer un espace de rencontre entre tradition autochtone et modernité. Vous voyez sur cette diapo des citations principales du point de vue culturel qui a été le fondement de notre réflexion pour le développement du sens culturel Tjibaou, pour l'imaginer. Cette phrase dit « Le retour à la tradition, c'est un mythe. Aucun peuple ne l'a jamais vécu. La recherche d'identité, le modèle pour moi, il est devant soi, jamais en arrière. » Et il concluait en disant « Notre identité, elle est devant nous. » Ce concept d'objet ambassadeur puise donc dans une philosophie relationnelle propre aux sociétés kanaks. Quand je parle de kanaks, il s'agit de la population autochtone de la Nouvelle-Calédonie. Une société où la circulation des objets, rituels ou pas, mais aussi des plantes, symbolise la continuité entre générations et la réaffirmation des alliances. L'objet voyage, porte en lui des récits, des liens d'amitié ou de parenté, et son déplacement n'est jamais neutre. Il réactive les mémoires et recompose les filiations. Ainsi, un objet retiré de son contexte originel n'est pas nécessairement coupé de ses racines tant que le lien symbolique demeure vivant. La notion est née en Nouvelle-Calédonie au moment de l'exposition de « De jade et de nacre, patrimoine artistique kanak», en 1990. Ce fut la première exposition, où des œuvres kanak revenaient dans leur pays d'origine et ces œuvres avaient été empruntées à des musées français et des musées européens. Cette exposition marqua un tournant. Octave Togna, qui était alors directeur de l'Agence pour le développement de la culture kanak, déclara dans son discours d'ouverture « Ces objets représentent le sang, la pensée et la racine de nos pères. Ils ne sont que de passage. C'est important, si l'on veut faire connaître la culture kanak, de par le monde et faire savoir qui sont les hommes de ce pays et à qui appartient le pied qui marche sur cette terre. C'est peut-être mieux que cela se passe ainsi. Nos ancêtres ont laissé partir ces choses et certains l'ont peut-être fait de bon cœur. Laissons-les être nos ambassadeurs ». Ce propos témoigne et reflète une approche dynamique des objets, non pas considérés comme des trésors à rapatrier, mais comme des ambassadeurs en mission, porteurs d'une mémoire vivante. La redécouverte de ce patrimoine matériel lors de cette exposition provoqua une profonde émotion au sein du milieu kanak, des communautés kanak, car de nombreux objets longtemps absents n'avaient jamais été vus par les générations contemporaines, alors que même souvent les noms, les descriptions et les usages étaient toujours présents dans la mémoire collective. En le redécouvrant, les anciens ravivaient les souvenirs liés à ces objets, se souvenant des paroles, des récits et des gestes associés. Un souvenir personnel, alors que je dirigeais le musée de Nouméa, qui co-organisait cette exposition avec le Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie à Paris, illustre bien cet état d'esprit. Lors de cette exposition, un objet rituel important, ayant appartenu à mon clan et conservé au musée d'ethnographie de Neuchâtel en Suisse, avait été temporairement rapatrié à l'occasion de cette exposition à Nouméa. Pour l'occasion, j'avais réuni au musée des anciens de mon clan autour de cet objet symbolique. Face à lui, dont l'étiquette indiquait clairement son appartenance, les anciens furent évidemment profondément émus de découvrir un objet dont ils ignoraient jusqu'à l'existence, jusqu'à ce moment-là. Cependant, contrairement à ce que l'on aurait pu imaginer, ils ne réclamèrent pas le retour définitif de cette pièce. Ils expliquèrent que, ne connaissant pas précisément les raisons pour lesquelles l'objet avait été donné, ils ne souhaitaient pas reprendre une parole qui avait été donnée par nos ancêtres. Ces derniers, 80 ans plus tôt, avaient remis cet objet rituel, précieux, au pasteur et ethnologue Maurice Leenhardt, venu accompagner l'évangélisation de la Nouvelle-Calédonie. L'importance symbolique de cet objet, ainsi que la relation qu'il incarnait entre Maurice Leenhardt et notre clan, laissaient penser qu'il avait pu être offert lors de la conversion au christianisme de notre groupe au début du XXe siècle. Les anciens décidèrent donc de ne pas demander son retour définitif, préférant honorer la parole donnée par leurs aînés, car ignorant la raison précise du départ de l'objet et soucieux de ne pas rendre l'échange symbolique et historique, ils choisirent de laisser l'objet repartir en Suisse. Ils estimaient que cet objet, même loin de leur terre natale, incarnait la continuité du lien symbolique et représenter leur mémoire vivante. Cette expérience a renforcé la nécessité de poursuivre l'inventaire du patrimoine, l'inventaire systématique dans les musées du monde de ce qu'on a appelé l'inventaire du patrimoine kanak dispersé. Ce travail essentiel, initié par le regretté Roger Boulay, alors conservateur au musée national des arts d'Afrique et d'Océanie à Paris, répondait à une demande expresse de Jean-Marie Tjibaou au début des années 80. Vous avez sur la diapo la petite flèche qui indique où est la Nouvelle-Calédonie, qui n'est même pas représentée par un point sur cette carte du monde. Et la diffusion de ces objets dans le monde, avec évidemment une concentration très importante en Europe, mais pas simplement en France de ces objets que nous avons repérés durant 30 ans. C'est un inventaire qui a été fait avec les moyens de la Nouvelle-Calédonie et qu'on a réalisé durant 30 ans et qui nous a permis de recenser un peu plus de 20 000 objets dans 190 musées du monde. Grâce à cet inventaire sans cesse enrichi, aujourd'hui disponible progressivement en ligne, depuis le musée de Nouvelle-Calédonie. Il a été possible, dès l'ouverture du centre culturel Tjibaou en 1998 et pendant les 16 années qui ont suivi, de faire revenir en Nouvelle-Calédonie ces objets considérés comme des ambassadeurs du patrimoine kanak. On a eu des objets d'Europe, mais aussi d'Australie, de Nouvelle-Zélande, de différents endroits du monde. Ces retours temporaires ont permis aux communautés locales de renouer avec ces objets. Cette idée s'est progressivement diffusée, ou au contraire, elle a fait naître dans d'autres endroits de l'Océanie. En Polynésie, l'idée de considérer les objets conservés dans d'autres musées du monde comme des objets ambassadeurs, s'est concrétisée par la mise en place de retours temporaires d'objets d'art sacrés dans le nouveau musée de Tahiti et des îles, (...) à Papeete en mars 2023. Lors de son discours d'inauguration, le président du gouvernement de la Polynésie, M. Édouard Fritch, disait « En permettant le retour des artefacts polynésiens, ils, c'est-à-dire les musées, permettent à l'ensemble de ces objets de se ressourcer et de s'imprégner à nouveau du mana des îles. » Le mana, c'est la puissance spirituelle, d'où ils sont partis. À l'instar de Marie-Claude Tjibaou, considérons donc ces objets comme nos ambassadeurs les plus précieux, nos porte-parole dans ces lieux où beaucoup d'entre nous n'iront peut-être jamais, là où ils ont été minutieusement conservés, restaurés, préservés et ainsi transmis jusqu'à nous. Merci à toutes les mains d'avant et d'aujourd'hui qui ont permis cela. Il reprenait à son compte les propos de son ministre de la Culture du gouvernement de Polynésie française, M. Heremoana Maamaatuaiahutapu, prononcé sept années plus tôt à l'occasion de l'ouverture de l'exposition "Mata Hoata" au musée du Quai Branly en avril 2016. Il avait alors exprimé pour la première fois de la part d'un responsable polynésien. « J'aime également l'idée que ces objets marquisiens ou polynésiens présents dans les musées du monde soient en quelque sorte nos ambassadeurs. Ils doivent toutefois revenir aussi de temps en temps en Polynésie, se ressourcer et s'offrir à leurs descendances. » Vous avez vu que c'est ce qui a été réalisé sur la présentation précédente, qu'un certain nombre de ces objets sont des prêts de musées internationaux, comme le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, que c'est une évidence, mais aussi le British Museum. Il y a le musée de Cambridge et bien d'autres musées internationaux. L'objet dispersé n'est donc pas conçu comme un exilé qui doit définitivement revenir, mais un ambassadeur culturel qui doit revenir se ressourcer. Cette approche repose sur une politique active de prêts, de dépôts et de coopérations avec les musées occidentaux. C'est ce qui permet à ces objets de réintégrer temporairement leurs environnements culturels d'origine. Ces retours sont souvent accompagnés de cérémonies, de récits et de performances qui rendent visible cette mémoire incarnée dans les objets. Un exemple marquant est celui dont je vous parlais, dont vous avez ici une image, avec les cérémonies marquisiennes qui ont eu lieu au musée du Quai Branly, et qui avait pour but de recharger culturellement les objets qui étaient présentés dans cette exposition. La conception polynésienne de l'ambassadeur est donc fondamentalement dynamique et circulaire, fondée sur l'idée que l'objet retrouve périodiquement sa terre natale pour revitaliser sa mémoire, tout en continuant d'exister dans un réseau culturel international. Elle renvoie à l'idée de l'objet comme une entité voyageuse, par essence, qui peut quitter sa terre et rentrer au pays au gré de ses missions. La présence intermittente en Polynésie française de cet héritage déplacé, puis la prise en compte de son absence lorsque les objets redeviennent ambassadeurs, leur donne une agentivité, une capacité à agir nouvelle, et rend possible cette circulation. Il existe d'autres exemples à l'international dont je voudrais parler, en dehors du cas océanien. Ces objets ambassadeurs ne sont pas seulement des témoins culturels, mais des acteurs de diplomatie contemporaine . La reconnaissance de ces objets comme porteurs d'une mémoire vivante favorise la coopération interculturelle et renforce le rôle des musées comme espace de dialogue. La Corée, par exemple, en cartographiant son patrimoine dispersé par la Fondation pour le patrimoine culturel coréen à l'étranger, mène depuis 2012 un vaste inventeur, similaire à celui que nous avons conduit sur les pièces kanak, un vaste inventaire des objets culturels coréens dispersés dans le monde. Plutôt que de demander un retour définitif, cette initiative vise à reconnaître ces objets comme des ambassadeurs de leur culture, incarnant l'histoire du pays tout en restant des points de contact avec le monde extérieur. Cette approche valorise la projection culturelle sans nécessairement rompre les liens tissés avec les institutions détentrices. Elle consolide sa présence culturelle, la présence de la Corée sur la scène internationale, tout en développant un réseau de collaboration muséale. Nous allons d'ailleurs bientôt collaborer avec cette fondation pour un travail sur les objets coréens dans les collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac. D'autres États, tels que l'Ouzbékistan, avec son projet « L'héritage culturel ouzbék » dans les collections mondiales, adopte une approche similaire en inventoriant systématiquement les objets patrimoniaux qui sont dispersés dans le monde. L'idée est aussi ici de recenser les objets, les artefacts, les manuscrits, les photographies, pour les documenter, retracer leurs trajectoires historiques et de les inscrire dans un inventaire accessible non seulement en Ouzbékistan, mais également au monde entier. Cette démarche permet de réactiver les liens historiques tout en affirmant la souveraineté culturelle ouzbek dans un monde globalisé. Elle permet également de revaloriser ce patrimoine, non dans une logique exclusive qui conduit à la restitution parfois, mais dans une dynamique de visibilité, de rayonnement, de collaboration et de reconnaissance mutuelle. Je voudrais poursuivre avec deux exemples qui touchent également à la notion de l'objet et à des notions de relation à l'objet qui ne proviennent pas des musées qui les conservent, mais des cultures avec lesquelles nous interagissons. Je voudrais vous parler d'un cas assez unique, qui est un cas de transfert de charges spirituelles, avec la rencontre que nous avons eue avec les masques Tukah du Cameroun. A l'occasion de l'exposition qui est organisée au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, qui s'intitulait « Sur les routes des Chefferies du Cameroun, du visible à l'invisible » qui est une exposition dont le commissariat a été assuré par des Camerounais, et uniquement par des Camerounais, et qui présentait une partie spécifique du Cameroun, qui est le pays bamiléké, pour ceux qui le connaissent, qui est un pays dans lequel de très nombreux royaumes existent toujours, et dans lesquels ces royaumes ont constitué des sortes de musées autochtones, qu'ils appellent cases patrimoniales, qui leur permet de montrer des objets qui leur appartiennent toujours et dont certains fonctionnent dans des rituels à un public le plus divers possible. À cette occasion, nous avons eu la demande d'une des chefferies où nous travaillons, il y a une quarantaine de chefferies dans cette région. Nous avons travaillé avec 20 chefferies et une des chefferies savait qu'on avait un masque. qui est ce masque Tukah, qui avait été donné par le père du chef actuel, du roi actuel de cette communauté, dans les années 1950, à un médecin français qui travaillait dans la région, qui ensuite en avait fait don aux collections nationales, et qui est aujourd'hui au musée du Quai Branly Jacques Chirac. Pour leur usage quotidien, ce masque était déjà sorti de fonction à l'époque où il a été donné. Et depuis, des générations de masques se sont succédées dans cette fonction rituelle. La demande du roi, c'était de faire revenir ce masque qui n'était pas dans l'exposition, puisqu'on ne travaillait qu'avec des objets qui avaient été amenés du Cameroun avec cette question ouverte finalement de qu'est-ce que le patrimoine culturel et peut-être que la notion qu'on applique au patrimoine camerounais depuis Paris n'est peut-être pas la même que celle qu'on applique au patrimoine quand on vit à Cotonou ou à Douala. Et on avait fait revenir ce masque qui est conservé au pavillon des sessions du musée du Louvre, qui est une antenne du musée du Quai Branly Jacques Chirac à Paris. L'idée qui présidait à cette demande, et l'objectif pour eux, c'était qu'ils pensaient qu'une partie de la charge rituelle de l'objet était peut-être encore résiduelle et contenue dans l'ancien masque, et que la présence du nouveau masque était venue pour l'exposition, était peut-être l'occasion de vérifier et d'opérer ce transfert, si jamais il y avait eu une... une charge encore importante dans ce musée. Nous avons donc fait cette cérémonie à leur demande, qui était tout à fait inhabituelle, et je crois que c'est la première fois que nous avons répondu à une demande de ce type au musée du Quai Branly. L'objet du musée est toujours au pavillon des sessions, et l'autre est reparti au Cameroun. Ce cas révèle la nécessité... L'idée que ces objets sont considérés comme chargés d'une force vitale, et que c'est cette puissance-là, ces fluides, cette vigueur, qui sont importants. Les objets, au fond, en tant que support matériel, sont des médiateurs secondaires. Avec l'idée aussi, dans ce groupe culturel, que les objets peuvent être chargés et déchargés. C'est-à-dire que l'objet n'est jamais rituel pour toujours, il est chargé et déchargé. Je vais revenir sur cette idée-là plus tard, mais c'est vraiment intéressant parce que c'est l'idée que l'objet en soi n'est pas porteur de sacralité, il l'est que si l'humain active ou désactive cette potentialité, ce qui ramène la focus non pas sur l'objet, mais sur les humains et sur les humains vivants. Et donc après ce transfert de pouvoir, l'ancien masque intéressait moins finalement la communauté d'origine, car sa force... avaient été transférés vers l'objet nouveau. Il y avait derrière une fonction active, puisque ces masques sont liés à la fertilité et aux récoltes. Le pays avait vécu des années difficiles de récolte, et le passage au musée était peut-être l'occasion de redonner un coup de fouet aux masques actuels dans sa capacité rituelle. Ce cas est particulièrement significatif car il peut être perçu comme une restitution symbolique, spirituelle et immatérielle. Ce n'est pas tant l'objet lui-même qui compte que la force culturelle singulière dont il est porteur. Cette transmission de charges spirituelles montre que le masque Tukah, bien qu'éloigné de son contexte d'origine, a pu retrouver son rôle de transmetteur d'énergie grâce à ce geste rituel. Ici, l'objet ambassadeur devient un transmetteur d'énergie et de légitimité en confirmant que ce n'est pas la matière de l'objet qui importe, mais la force culturelle qui y réside et qu'on peut ranimer. Un dernier exemple pour nous est un exemple qui est, d'après l'exemple africain, océanien, africain et maintenant amérindien, a été cette expérience que l'on a vécue l'année dernière avec une communauté originaire du Brésil qui s'appelle les Boe-Bororos. Là encore, comme dans l'exemple précédent, rien n'avait été planifié. Les choses se font et les demandes s'expriment au moment où l'on prépare et où l'exposition se réalise. En octobre 2024 une délégation de la communauté Boe-Bororos du Brésil à visiter le musée du Quai Branly Jacques Chirac. Ils étaient venus dans le cadre d'un projet collaboratif que nous avons avec l'université brésilienne autour des collections de Claude Lévi-Strauss et de Dina Lévi-Strauss qui avaient été collectées au Brésil dans les années 30 et dont une partie était restée au Brésil et l'autre partie... étaient allés en France. À l'époque, on constituait souvent des collections en double, et une partie des doubles partait dans le pays d'origine du chercheur, et l'autre restait sur place. Et ces collections sont toujours présentes au Brésil. Et dans ces collections, il y avait notamment des objets issus de leur culture, les Boe-Bororos du Brésil, qui avaient été collectés lors des séjours de Dina et Claude Lévi-Strauss dans les années 30. Et lors de cette visite, ils ont eu l'occasion d'examiner plusieurs de ces objets, de travailler avec nos spécialistes du musée. Et ils ont été en particulier touchés par le soin apporté à leur conservation. Dans leur tradition, un objet qui n'est plus utilisé ou qui appartenait à une personne défeinte est souvent détruit ou délaissé. Ils ont donc été interpellés par le fait qu'une institution telle qu'un musée comme le nôtre situés loin de chez eux, continuent à préserver des traces matérielles témoignant de leur culture et donnant ainsi une certaine consistance à la mémoire culturelle Boe-Bororos, bien au-delà de l'océan. Parmi les objets examinés, ils ont remarqué l'état de dégradation d'une coiffe importante à leurs yeux qui avait été offerte à Claude Lévi-Strauss lors de ce séjour du début du XXe siècle. Ils ont constaté que cette coiffe n'était plus digne de les représenter. Ils ont donc décidé d'agir pour restaurer l'image de leur culture au musée, ses représentants ont souhaité offrir un nouveau témoin contemporain. Ils ont donc confectionné une nouvelle coiffe avec des plumes qu'ils avaient importées à notre insu et l'ont offerte au musée. Cet acte ne se limite pas à un simple don, mais je pense qu'il traduit la volonté de réaffirmer un lien, un lien avec l'institution et de régénérer de cette manière la relation initiée entre leurs ancêtres et Claude Lévi-Strauss dans les années 30. Ce geste traduit l'importance symbolique que revêt l'objet, cette coiffe qui n'est pas un simple artefact, mais un élément de représentation culturelle, porteur de sens et de mémoire, et réactivé par ce geste. Dans la culture Boe-Bororos, de ce que nous en avons compris, offrir un objet ne se réduit pas à une... transaction matérielle, mais c'est un acte relationnel qui dépasse l'espace et le temps. Lorsque Claude Lévi-Strauss a reçu cette coiffe, il pensait acquérir un objet ethnographique. Pour les Boe-Bororos, cependant, il s'agissait de tisser un lien, un lien humain. La remise de la nouvelle coiffe en 2024 a donc réactivé ce lien, comme un geste de continuité culturelle et de réaffirmation identitaire. En offrant cette nouvelle coiffe les Boe-Bororos ont également fait un pari sur l'avenir. L'objet nouveau devient un nouvel ambassadeur de leur culture, garantissant la pérennité d'une relation qui, malgré la distance et le temps, continue d'évoluer. En conclusion, je voudrais reprendre cette idée d'objet ambassadeur en disant qu'il ne s'agit pas d'un compromis ou d'un faux fuyant. C'est une manière différente, peut-être nouvelle, de penser la relation entre les cultures. À la manière d'un diplomate, l'objet manifeste une présence en territoire étranger avec une autorité symbolique. Il ne s'agit pas de nier le déplacement de l'objet et de sa culture d'origine vers d'autres terres, mais de considérer ce déplacement non comme une rupture, mais comme une relation possible. Les cultures n'étant jamais des systèmes clos sur eux-mêmes, qualifier et comprendre des objets comme des ambassadeurs permet l'échange et la rencontre. Ainsi, ces objets ouvrent la voie à une nouvelle forme de relation. L'objet ambassadeur représente sans déposséder. Pour revenir au propos de l'exposition « Objets en question », il faut se dépêcher d'aller voir, car elle termine à la fin du mois de juin, pour cette exposition qui examine la question de l'objet dans l'entre-deux-guerres. On voit émerger à cette période une pensée nouvelle sur les objets, qui dépasse les disciplines et ouvre la voie à une réflexion que l'on prolonge ici. Les objets ne sont pas des entités figées dans une signification unique, mais bien des médiateurs actifs entre les cultures, les temps et les sensibilités. En valorisant la dynamique des échanges plutôt que la possession exclusive, les objets ambassadeurs ouvrent des chemins de réparation, de coopération et d'invention qui s'écrivent à plusieurs voix. Les musées sont ainsi des zones de contact, comme le disait James Clifford, où la relation au passé se renégocie et se reformulent d'une génération à l'autre. Finalement, ces objets ambassadeurs incarnent une forme de diplomatie culturelle fondée sur le rayonnement des cultures par le truchement de leur patrimoine dispersé, parfois malgré eux, et où l'objet de musée peut devenir un point de rencontre et le musée lui-même devenir un espace d'écoute et de partage.

Chapters

  • Introduction et remerciements au Musée Benaki

    00:19

  • Ouverture sur l'européocentrisme et les nouvelles approches

    00:28

  • Présentation des partenaires du colloque et de l'exposition

    00:47

  • Importance du dialogue interculturel dans les musées

    01:07

  • Introduction d'Emmanuel Kasarhérou et son parcours

    01:21

  • Présentation de l'exposition 'Objet en question'

    03:58

  • Le rôle et la fonction des objets dans les musées

    04:26

  • Exemples de restitutions d'objets culturels

    06:40

  • Concept d'objet ambassadeur et son évolution

    09:59

  • Genèse du concept d'objet ambassadeur en Nouvelle-Calédonie

    11:10

  • Impact des objets sur les communautés d'origine

    17:51

  • Inventaire du patrimoine kanak et retour d'objets

    21:03

  • Retours temporaires d'objets en Océanie

    22:57

  • Diplomatie culturelle et objets ambassadeurs

    27:31

  • Transmission de charges spirituelles et symbolisme

    36:30

  • Conclusion sur la diplomatie culturelle et les musées

    42:14

Description

Dans épisode, enregistré lors du colloque Le Laboratoire ethnographique (Athènes, mai 2025), Emmanuel Kasarhérou, Président du musée du quai Branly - Jacques Chirac, explore la notion d’« objet ambassadeur », concept né en Nouvelle-Calédonie et aujourd’hui repris dans plusieurs contextes muséaux internationaux.


Partant des débats actuels sur la restitution des objets culturels, il montre qu’au-delà de leur retour matériel, ces objets portent une mémoire vivante et peuvent jouer un rôle actif dans le dialogue entre les cultures. À travers des exemples en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, il illustre comment certaines communautés choisissent de considérer ces objets comme des ambassadeurs : porteurs de récits et de relations, ils voyagent entre leur terre d’origine et les musées étrangers, réactivant les liens symboliques et les dynamiques culturelles.

Cette approche relationnelle, que l’on retrouve aussi en Corée, en Ouzbékistan ou dans des projets récents menés au musée du quai Branly, propose un autre regard sur le rôle des musées : non plus seulement des lieux de conservation, mais des espaces de médiation et de circulation des mémoires.


Emmanuel Kasarhérou nous invite ainsi à penser une muséologie en mouvement, où les objets ne sont plus figés mais participent à une histoire commune fondée sur l’échange, le respect et la création de nouveaux dialogues.

 

Introduction par Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes


Les voix de la Méditerranée et des Balkans portées par l’École française d’Athènes.

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https://www.efa.gr/


Crédits

Réalisation : Marina Leclercq (EFA)

 


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Chers amis, bonjour à nouveau et merci au Musée Benaki de nous accueillir dans ces conditions magnifiques. Faire un pas de côté, s'écarter un instant des certitudes de l'européocentrisme Pour adopter d'autres approches et d'autres regards, c'est à cette expérience que nous convie la conférence qui ouvre cette deuxième journée du colloque Laboratoire ethnographique. Pour ceux qui n'étaient pas là hier, nous sommes réunis autour d'une thématique et d'un programme de recherche qui associe archéologie, histoire de l'art, anthropologie, muséologie, avec l'École française d'Athènes, le musée Benaki, le Princeton-Athens Center for Research and Hellenic Studies, et le musée du Quai Branly. Un partenariat qui se concrétise actuellement à Paris par une exposition au musée du Quai Branly et à Athènes par ce colloque et qui va se poursuivre par la suite avec d'autres initiatives. Pour ouvrir cette matinée, en tant que directrice de l'École française d'Athènes, j'ai le plaisir de m'associer à la direction du musée Benaki pour remercier les quatre responsables de ce programme laboratoire ethnographique. Et pour remercier aussi le président du musée du Quai Branly, Emmanuel Kasarhérou, qui nous fait l'amitié de cette visite à Athènes et de ce partage d'expériences. Emmanuel Kasarhérou est conservateur en chef du patrimoine. Il est aussi diplômé de l'Institut national des langues et civilisations orientales, l'INALCO, en langue et civilisation océanienne, et titulaire d'un diplôme d'études approfondies d'histoire de l'art et d'archéologie de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a exercé des responsabilités de direction musée en Nouvelle-Calédonie, comme directeur du musée territorial de Nouvelle-Calédonie, puis comme chef du service des musées et du patrimoine à Nouméa, avant de devenir en 2006 directeur général de l'Agence de développement de la culture kanak. A partir de 2011, cette expérience le conduit alors à revenir à Paris, au musée du Quai Branly, où il est d'abord chargé de mission pour l'Outre-mer, puis adjoint au directeur du patrimoine et de collection. Et en 2020, il est nommé président de ce musée du Quai Branly Jacques Chirac, un musée parisien au pied de la Tour Eiffel, qui est consacré aux arts et civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques.

  • Speaker #1

    Alors, faire vivre et présenter dans un musée au cœur de l'Europe, à Paris ou à Athènes, des cultures non européennes, c'est regarder la question du patrimoine et de la présentation des collections d'un autre point de vue, qui n'en est pas moins universel par sa méthode. Et Emmanuel Kasarhérou est un interlocuteur de premier plan pour ce dialogue que nous voulons instaurer, parce qu'à travers sa très riche et cosmopolite expérience des musées et des collections, il place l'objet au cœur des problématiques du patrimoine. Alors, avant de lui laisser la parole, je forme le vœu que cette conférence, qui est un moment clé du programme de notre colloque soit aussi le point de départ d'une réflexion que avec le musée Benaki l'école française d'Athènes souhaite poursuivre sous la forme d'un cycle de conférences pour lequel nous vous donnerons rendez-vous cet automne un cycle de conférences qui sera consacré aux manières plurielles de penser les patrimoines et les collections aujourd'hui je vous remercie beaucoup et je laisse la parole à Emmanuel Kasarhérou. Je suis très heureux d'être parmi vous aujourd'hui pour cette rencontre qui s'inscrit dans le cadre de l'exposition dont vous venez de parler, chère Véronique, et merci pour ce mot de présentation. L'exposition Objet en question, qui est en ce moment présentée au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, que j'ai l'honneur de diriger depuis un peu plus de cinq ans. C'est une exposition qui interroge, comme nous le faisons aujourd'hui et depuis hier avec ce colloque, le rôle et la fonction de l'objet. Dans les années 1930, la France voit naître un dialogue inédit entre le surréalisme, l'ethnologie, l'archéologie, autour d'une question centrale, que faire des objets ? La voie était ainsi ouverte pour déconstruire les cadres et les hiérarchies culturelles et temporel, qui avait été établi jusqu'à là par l'histoire de l'art classique. Ce regard expérimental bouleverse les modes de perception. L'objet cesse d'être un simple vestige, un témoignage culturel ou une œuvre classée selon des critères esthétiques figés. Il devient un catalyseur d'imaginaire,un point de rencontre entre les mondes, un générateur de sens en mouvement. Dès lors, le musée lui-même est interrogé, voire subverti : est-il un simple lieu de conservation ou est-il un lieu de ressignification ? Imaginons un objet provenant d'une culture non occidentale exposé dans la vitrine d'un grand musée européen. Ce que nous y voyons, ce sont des formes, des matières, une esthétique. Le savoir anthropologique et historique nous permet souvent d'approcher son usage, sa signification dans son contexte d'origine. Mais au fond, que signifie-t-il encore aujourd'hui pour ceux dont il est issu, pour les cultures dont il est issu ? Loin de chez lui, cet objet peut-il encore parler, représenter, agir ? Au fond, les débats contemporains qui focalisent autour de la restitution des objets culturels sont intenses et complexes. De nombreux exemples récents témoignent d'une volonté croissante d'un grand nombre de musées de rendre des objets dont il a été avéré qu'ils ont été spoliés. Je ne prendrai que deux exemples qui touchent ici le musée du Quai Branly et qui me permettent d'élargir cette expérience. C'est d'abord la restitution en 2021 à la République du Bénin de 26 trésors royaux saisis lors de l'expédition militaire française de 1892 à Abomey, alors capitale du royaume du Danxomè. On voit ici sur cette présentation le président de la République qui fait retour de ces objets au président de la République du Bénin. C'est une opération qui a été rendue possible à la suite du discours de Ouagadougou, du président de la République, qui a invité les musées du monde entier, mais les musées français en premier lieu, à faire droit aux demandes de restitution. Le deuxième exemple est celui de la restitution annoncée en 2022 par l'Allemagne du retour de 530 objets provenant de Benin City, à ne pas confondre avec le précédent Bénin, qui se situe au Nigeria. Ces objets avaient été saisis lors d'une opération militaire britannique dans cette ville de Benin City en 1897, et saisis comme butins, puis ensuite revendus. Cependant, bien que ces exemples répondent à des demandes légitimes formulées par des pays africains, ils n'épuisent pas la complexité des histoires et des identités associées à ces objets. Plus qu'une simple restitution matérielle, c'est la question de la mémoire en mouvement qui se pose. En effet, la relation à l'objet peut revêtir des formes multiples, selon les cultures et l'histoire, et s'inscrire dans des temporalités complexes. La réflexion sur ces objets, leur éloignement de leur terre natale, et l'agentivité , c'est-à-dire leur capacité à agir encore aujourd'hui, dont ils sont encore probablement pourvus, doit être menée sur divers fronts et de façon multidimensionnelle. Si le retour définitif d'objets spoliés semble aujourd'hui légitime au plus grand nombre, la dynamique des échanges culturels nous invite à repenser la place de ces objets dans le monde contemporain. C'est ici qu'intervient le concept d'objet ambassadeur. Un objet qui n'est pas seulement le témoin d'un passé, mais qui est aussi le prolongement d'une parole, et donc acteur du présent, et même diplomate culturel. Nous explorons ce matin cette notion sous différents angles, d'abord en retraçant la genèse de ce concept et son ancrage en Nouvelle-Calédonie. Puis en constatant la fluidité avec laquelle ce concept percole en Océanie, témoignant ainsi de la porosité des frontières conceptuelles dans ce vaste espace culturel qui recouvre un tiers de notre planète. Nous analyserons ensuite, dans des cas internationaux significatifs, les enjeux géopolitiques qui y sont associés. Et enfin, nous réfléchirons aux perspectives pour les musées et les collections dans un monde en constante évolution. Commençons par la genèse de ce concept. Les objets muséaux, nous le savons, ont voyagé pour des raisons multiples et variées, issues d'explorations, scientifiques ou non, de collectes missionnaires, de spoliation coloniale comme dans les cas qu'on a vus, d'achat ou de don diplomatique et bien d'autres circonstances encore. Cependant bien avant les voyages intercontinentaux européens qui se sont développés depuis le XVIème siècle et l'essor des cabinets de curiosité et des musées depuis le XVIIIe siècle au moins en europe, représente l'échange de dons. Et le don d'objet représente, est représenté et représente toujours l'une des premières formes de transaction humaine. Dans de nombreuses cultures, en effet, offrir un objet était en été et demeure un acte social fort, scellant... une alliance, une amitié ou un lien de parenté. Ce geste, loin d'être neutre, témoigne d'une relation vivante et signifie un engagement réciproque. L'objet, ainsi offert, incarne la continuité entre les générations et la réaffirmation des alliances, établissant un lien dynamique entre les personnes et les communautés. Avec l'expansion européenne à l'échelle mondiale, l'objet a pris en même temps progressivement un autre statut. Il n'a alors plus été simplement et seulement perçu comme un signe d'alliance ou de mémoire, mais comme une curiosité, un artefact à collecter pour mieux comprendre, voire dominer, ces cultures perçues comme lointaines ou primitives. Aujourd'hui les demandes de retour se font jour, portées par des communautés qui revendiquent la propriété, symbolique, mémorielle et rituelle de ces objets. Toutefois , le retour physique n'est pas toujours souhaité par ces communautés d'origine. C'est alors que d'autres formes de relations s'inventent entre eux et les musées. L'objet est un ambassadeur culturel. L'idée d'un objet ambassadeur culturel naît d'un renversement. L'objet n'est alors plus perçu comme un patrimoine figé ou à restituer, mais un acteur vivant portant une voix, une fonction et une responsabilité culturelle. Jean-Marie Tjibaou, qui était née en 1936 et décédée en 1989, penseur et homme politique kanak, défendait l'idée d'une mémoire en mouvement, où les objets sont des relais de pensée, de paroles, de liens. Pour Tjibaou, l'enjeu n'était pas simplement de récupérer des objets du passé, mais de faire vivre une culture en dialogue. avec le monde contemporain. À travers le centre culturel Tjibaou, conçu par Renzo Piano, que vous voyez ici en bas à gauche, il s'agissait de créer un espace de rencontre entre tradition autochtone et modernité. Vous voyez sur cette diapo des citations principales du point de vue culturel qui a été le fondement de notre réflexion pour le développement du sens culturel Tjibaou, pour l'imaginer. Cette phrase dit « Le retour à la tradition, c'est un mythe. Aucun peuple ne l'a jamais vécu. La recherche d'identité, le modèle pour moi, il est devant soi, jamais en arrière. » Et il concluait en disant « Notre identité, elle est devant nous. » Ce concept d'objet ambassadeur puise donc dans une philosophie relationnelle propre aux sociétés kanaks. Quand je parle de kanaks, il s'agit de la population autochtone de la Nouvelle-Calédonie. Une société où la circulation des objets, rituels ou pas, mais aussi des plantes, symbolise la continuité entre générations et la réaffirmation des alliances. L'objet voyage, porte en lui des récits, des liens d'amitié ou de parenté, et son déplacement n'est jamais neutre. Il réactive les mémoires et recompose les filiations. Ainsi, un objet retiré de son contexte originel n'est pas nécessairement coupé de ses racines tant que le lien symbolique demeure vivant. La notion est née en Nouvelle-Calédonie au moment de l'exposition de « De jade et de nacre, patrimoine artistique kanak», en 1990. Ce fut la première exposition, où des œuvres kanak revenaient dans leur pays d'origine et ces œuvres avaient été empruntées à des musées français et des musées européens. Cette exposition marqua un tournant. Octave Togna, qui était alors directeur de l'Agence pour le développement de la culture kanak, déclara dans son discours d'ouverture « Ces objets représentent le sang, la pensée et la racine de nos pères. Ils ne sont que de passage. C'est important, si l'on veut faire connaître la culture kanak, de par le monde et faire savoir qui sont les hommes de ce pays et à qui appartient le pied qui marche sur cette terre. C'est peut-être mieux que cela se passe ainsi. Nos ancêtres ont laissé partir ces choses et certains l'ont peut-être fait de bon cœur. Laissons-les être nos ambassadeurs ». Ce propos témoigne et reflète une approche dynamique des objets, non pas considérés comme des trésors à rapatrier, mais comme des ambassadeurs en mission, porteurs d'une mémoire vivante. La redécouverte de ce patrimoine matériel lors de cette exposition provoqua une profonde émotion au sein du milieu kanak, des communautés kanak, car de nombreux objets longtemps absents n'avaient jamais été vus par les générations contemporaines, alors que même souvent les noms, les descriptions et les usages étaient toujours présents dans la mémoire collective. En le redécouvrant, les anciens ravivaient les souvenirs liés à ces objets, se souvenant des paroles, des récits et des gestes associés. Un souvenir personnel, alors que je dirigeais le musée de Nouméa, qui co-organisait cette exposition avec le Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie à Paris, illustre bien cet état d'esprit. Lors de cette exposition, un objet rituel important, ayant appartenu à mon clan et conservé au musée d'ethnographie de Neuchâtel en Suisse, avait été temporairement rapatrié à l'occasion de cette exposition à Nouméa. Pour l'occasion, j'avais réuni au musée des anciens de mon clan autour de cet objet symbolique. Face à lui, dont l'étiquette indiquait clairement son appartenance, les anciens furent évidemment profondément émus de découvrir un objet dont ils ignoraient jusqu'à l'existence, jusqu'à ce moment-là. Cependant, contrairement à ce que l'on aurait pu imaginer, ils ne réclamèrent pas le retour définitif de cette pièce. Ils expliquèrent que, ne connaissant pas précisément les raisons pour lesquelles l'objet avait été donné, ils ne souhaitaient pas reprendre une parole qui avait été donnée par nos ancêtres. Ces derniers, 80 ans plus tôt, avaient remis cet objet rituel, précieux, au pasteur et ethnologue Maurice Leenhardt, venu accompagner l'évangélisation de la Nouvelle-Calédonie. L'importance symbolique de cet objet, ainsi que la relation qu'il incarnait entre Maurice Leenhardt et notre clan, laissaient penser qu'il avait pu être offert lors de la conversion au christianisme de notre groupe au début du XXe siècle. Les anciens décidèrent donc de ne pas demander son retour définitif, préférant honorer la parole donnée par leurs aînés, car ignorant la raison précise du départ de l'objet et soucieux de ne pas rendre l'échange symbolique et historique, ils choisirent de laisser l'objet repartir en Suisse. Ils estimaient que cet objet, même loin de leur terre natale, incarnait la continuité du lien symbolique et représenter leur mémoire vivante. Cette expérience a renforcé la nécessité de poursuivre l'inventaire du patrimoine, l'inventaire systématique dans les musées du monde de ce qu'on a appelé l'inventaire du patrimoine kanak dispersé. Ce travail essentiel, initié par le regretté Roger Boulay, alors conservateur au musée national des arts d'Afrique et d'Océanie à Paris, répondait à une demande expresse de Jean-Marie Tjibaou au début des années 80. Vous avez sur la diapo la petite flèche qui indique où est la Nouvelle-Calédonie, qui n'est même pas représentée par un point sur cette carte du monde. Et la diffusion de ces objets dans le monde, avec évidemment une concentration très importante en Europe, mais pas simplement en France de ces objets que nous avons repérés durant 30 ans. C'est un inventaire qui a été fait avec les moyens de la Nouvelle-Calédonie et qu'on a réalisé durant 30 ans et qui nous a permis de recenser un peu plus de 20 000 objets dans 190 musées du monde. Grâce à cet inventaire sans cesse enrichi, aujourd'hui disponible progressivement en ligne, depuis le musée de Nouvelle-Calédonie. Il a été possible, dès l'ouverture du centre culturel Tjibaou en 1998 et pendant les 16 années qui ont suivi, de faire revenir en Nouvelle-Calédonie ces objets considérés comme des ambassadeurs du patrimoine kanak. On a eu des objets d'Europe, mais aussi d'Australie, de Nouvelle-Zélande, de différents endroits du monde. Ces retours temporaires ont permis aux communautés locales de renouer avec ces objets. Cette idée s'est progressivement diffusée, ou au contraire, elle a fait naître dans d'autres endroits de l'Océanie. En Polynésie, l'idée de considérer les objets conservés dans d'autres musées du monde comme des objets ambassadeurs, s'est concrétisée par la mise en place de retours temporaires d'objets d'art sacrés dans le nouveau musée de Tahiti et des îles, (...) à Papeete en mars 2023. Lors de son discours d'inauguration, le président du gouvernement de la Polynésie, M. Édouard Fritch, disait « En permettant le retour des artefacts polynésiens, ils, c'est-à-dire les musées, permettent à l'ensemble de ces objets de se ressourcer et de s'imprégner à nouveau du mana des îles. » Le mana, c'est la puissance spirituelle, d'où ils sont partis. À l'instar de Marie-Claude Tjibaou, considérons donc ces objets comme nos ambassadeurs les plus précieux, nos porte-parole dans ces lieux où beaucoup d'entre nous n'iront peut-être jamais, là où ils ont été minutieusement conservés, restaurés, préservés et ainsi transmis jusqu'à nous. Merci à toutes les mains d'avant et d'aujourd'hui qui ont permis cela. Il reprenait à son compte les propos de son ministre de la Culture du gouvernement de Polynésie française, M. Heremoana Maamaatuaiahutapu, prononcé sept années plus tôt à l'occasion de l'ouverture de l'exposition "Mata Hoata" au musée du Quai Branly en avril 2016. Il avait alors exprimé pour la première fois de la part d'un responsable polynésien. « J'aime également l'idée que ces objets marquisiens ou polynésiens présents dans les musées du monde soient en quelque sorte nos ambassadeurs. Ils doivent toutefois revenir aussi de temps en temps en Polynésie, se ressourcer et s'offrir à leurs descendances. » Vous avez vu que c'est ce qui a été réalisé sur la présentation précédente, qu'un certain nombre de ces objets sont des prêts de musées internationaux, comme le musée du Quai Branly-Jacques Chirac, que c'est une évidence, mais aussi le British Museum. Il y a le musée de Cambridge et bien d'autres musées internationaux. L'objet dispersé n'est donc pas conçu comme un exilé qui doit définitivement revenir, mais un ambassadeur culturel qui doit revenir se ressourcer. Cette approche repose sur une politique active de prêts, de dépôts et de coopérations avec les musées occidentaux. C'est ce qui permet à ces objets de réintégrer temporairement leurs environnements culturels d'origine. Ces retours sont souvent accompagnés de cérémonies, de récits et de performances qui rendent visible cette mémoire incarnée dans les objets. Un exemple marquant est celui dont je vous parlais, dont vous avez ici une image, avec les cérémonies marquisiennes qui ont eu lieu au musée du Quai Branly, et qui avait pour but de recharger culturellement les objets qui étaient présentés dans cette exposition. La conception polynésienne de l'ambassadeur est donc fondamentalement dynamique et circulaire, fondée sur l'idée que l'objet retrouve périodiquement sa terre natale pour revitaliser sa mémoire, tout en continuant d'exister dans un réseau culturel international. Elle renvoie à l'idée de l'objet comme une entité voyageuse, par essence, qui peut quitter sa terre et rentrer au pays au gré de ses missions. La présence intermittente en Polynésie française de cet héritage déplacé, puis la prise en compte de son absence lorsque les objets redeviennent ambassadeurs, leur donne une agentivité, une capacité à agir nouvelle, et rend possible cette circulation. Il existe d'autres exemples à l'international dont je voudrais parler, en dehors du cas océanien. Ces objets ambassadeurs ne sont pas seulement des témoins culturels, mais des acteurs de diplomatie contemporaine . La reconnaissance de ces objets comme porteurs d'une mémoire vivante favorise la coopération interculturelle et renforce le rôle des musées comme espace de dialogue. La Corée, par exemple, en cartographiant son patrimoine dispersé par la Fondation pour le patrimoine culturel coréen à l'étranger, mène depuis 2012 un vaste inventeur, similaire à celui que nous avons conduit sur les pièces kanak, un vaste inventaire des objets culturels coréens dispersés dans le monde. Plutôt que de demander un retour définitif, cette initiative vise à reconnaître ces objets comme des ambassadeurs de leur culture, incarnant l'histoire du pays tout en restant des points de contact avec le monde extérieur. Cette approche valorise la projection culturelle sans nécessairement rompre les liens tissés avec les institutions détentrices. Elle consolide sa présence culturelle, la présence de la Corée sur la scène internationale, tout en développant un réseau de collaboration muséale. Nous allons d'ailleurs bientôt collaborer avec cette fondation pour un travail sur les objets coréens dans les collections du musée du Quai Branly-Jacques Chirac. D'autres États, tels que l'Ouzbékistan, avec son projet « L'héritage culturel ouzbék » dans les collections mondiales, adopte une approche similaire en inventoriant systématiquement les objets patrimoniaux qui sont dispersés dans le monde. L'idée est aussi ici de recenser les objets, les artefacts, les manuscrits, les photographies, pour les documenter, retracer leurs trajectoires historiques et de les inscrire dans un inventaire accessible non seulement en Ouzbékistan, mais également au monde entier. Cette démarche permet de réactiver les liens historiques tout en affirmant la souveraineté culturelle ouzbek dans un monde globalisé. Elle permet également de revaloriser ce patrimoine, non dans une logique exclusive qui conduit à la restitution parfois, mais dans une dynamique de visibilité, de rayonnement, de collaboration et de reconnaissance mutuelle. Je voudrais poursuivre avec deux exemples qui touchent également à la notion de l'objet et à des notions de relation à l'objet qui ne proviennent pas des musées qui les conservent, mais des cultures avec lesquelles nous interagissons. Je voudrais vous parler d'un cas assez unique, qui est un cas de transfert de charges spirituelles, avec la rencontre que nous avons eue avec les masques Tukah du Cameroun. A l'occasion de l'exposition qui est organisée au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, qui s'intitulait « Sur les routes des Chefferies du Cameroun, du visible à l'invisible » qui est une exposition dont le commissariat a été assuré par des Camerounais, et uniquement par des Camerounais, et qui présentait une partie spécifique du Cameroun, qui est le pays bamiléké, pour ceux qui le connaissent, qui est un pays dans lequel de très nombreux royaumes existent toujours, et dans lesquels ces royaumes ont constitué des sortes de musées autochtones, qu'ils appellent cases patrimoniales, qui leur permet de montrer des objets qui leur appartiennent toujours et dont certains fonctionnent dans des rituels à un public le plus divers possible. À cette occasion, nous avons eu la demande d'une des chefferies où nous travaillons, il y a une quarantaine de chefferies dans cette région. Nous avons travaillé avec 20 chefferies et une des chefferies savait qu'on avait un masque. qui est ce masque Tukah, qui avait été donné par le père du chef actuel, du roi actuel de cette communauté, dans les années 1950, à un médecin français qui travaillait dans la région, qui ensuite en avait fait don aux collections nationales, et qui est aujourd'hui au musée du Quai Branly Jacques Chirac. Pour leur usage quotidien, ce masque était déjà sorti de fonction à l'époque où il a été donné. Et depuis, des générations de masques se sont succédées dans cette fonction rituelle. La demande du roi, c'était de faire revenir ce masque qui n'était pas dans l'exposition, puisqu'on ne travaillait qu'avec des objets qui avaient été amenés du Cameroun avec cette question ouverte finalement de qu'est-ce que le patrimoine culturel et peut-être que la notion qu'on applique au patrimoine camerounais depuis Paris n'est peut-être pas la même que celle qu'on applique au patrimoine quand on vit à Cotonou ou à Douala. Et on avait fait revenir ce masque qui est conservé au pavillon des sessions du musée du Louvre, qui est une antenne du musée du Quai Branly Jacques Chirac à Paris. L'idée qui présidait à cette demande, et l'objectif pour eux, c'était qu'ils pensaient qu'une partie de la charge rituelle de l'objet était peut-être encore résiduelle et contenue dans l'ancien masque, et que la présence du nouveau masque était venue pour l'exposition, était peut-être l'occasion de vérifier et d'opérer ce transfert, si jamais il y avait eu une... une charge encore importante dans ce musée. Nous avons donc fait cette cérémonie à leur demande, qui était tout à fait inhabituelle, et je crois que c'est la première fois que nous avons répondu à une demande de ce type au musée du Quai Branly. L'objet du musée est toujours au pavillon des sessions, et l'autre est reparti au Cameroun. Ce cas révèle la nécessité... L'idée que ces objets sont considérés comme chargés d'une force vitale, et que c'est cette puissance-là, ces fluides, cette vigueur, qui sont importants. Les objets, au fond, en tant que support matériel, sont des médiateurs secondaires. Avec l'idée aussi, dans ce groupe culturel, que les objets peuvent être chargés et déchargés. C'est-à-dire que l'objet n'est jamais rituel pour toujours, il est chargé et déchargé. Je vais revenir sur cette idée-là plus tard, mais c'est vraiment intéressant parce que c'est l'idée que l'objet en soi n'est pas porteur de sacralité, il l'est que si l'humain active ou désactive cette potentialité, ce qui ramène la focus non pas sur l'objet, mais sur les humains et sur les humains vivants. Et donc après ce transfert de pouvoir, l'ancien masque intéressait moins finalement la communauté d'origine, car sa force... avaient été transférés vers l'objet nouveau. Il y avait derrière une fonction active, puisque ces masques sont liés à la fertilité et aux récoltes. Le pays avait vécu des années difficiles de récolte, et le passage au musée était peut-être l'occasion de redonner un coup de fouet aux masques actuels dans sa capacité rituelle. Ce cas est particulièrement significatif car il peut être perçu comme une restitution symbolique, spirituelle et immatérielle. Ce n'est pas tant l'objet lui-même qui compte que la force culturelle singulière dont il est porteur. Cette transmission de charges spirituelles montre que le masque Tukah, bien qu'éloigné de son contexte d'origine, a pu retrouver son rôle de transmetteur d'énergie grâce à ce geste rituel. Ici, l'objet ambassadeur devient un transmetteur d'énergie et de légitimité en confirmant que ce n'est pas la matière de l'objet qui importe, mais la force culturelle qui y réside et qu'on peut ranimer. Un dernier exemple pour nous est un exemple qui est, d'après l'exemple africain, océanien, africain et maintenant amérindien, a été cette expérience que l'on a vécue l'année dernière avec une communauté originaire du Brésil qui s'appelle les Boe-Bororos. Là encore, comme dans l'exemple précédent, rien n'avait été planifié. Les choses se font et les demandes s'expriment au moment où l'on prépare et où l'exposition se réalise. En octobre 2024 une délégation de la communauté Boe-Bororos du Brésil à visiter le musée du Quai Branly Jacques Chirac. Ils étaient venus dans le cadre d'un projet collaboratif que nous avons avec l'université brésilienne autour des collections de Claude Lévi-Strauss et de Dina Lévi-Strauss qui avaient été collectées au Brésil dans les années 30 et dont une partie était restée au Brésil et l'autre partie... étaient allés en France. À l'époque, on constituait souvent des collections en double, et une partie des doubles partait dans le pays d'origine du chercheur, et l'autre restait sur place. Et ces collections sont toujours présentes au Brésil. Et dans ces collections, il y avait notamment des objets issus de leur culture, les Boe-Bororos du Brésil, qui avaient été collectés lors des séjours de Dina et Claude Lévi-Strauss dans les années 30. Et lors de cette visite, ils ont eu l'occasion d'examiner plusieurs de ces objets, de travailler avec nos spécialistes du musée. Et ils ont été en particulier touchés par le soin apporté à leur conservation. Dans leur tradition, un objet qui n'est plus utilisé ou qui appartenait à une personne défeinte est souvent détruit ou délaissé. Ils ont donc été interpellés par le fait qu'une institution telle qu'un musée comme le nôtre situés loin de chez eux, continuent à préserver des traces matérielles témoignant de leur culture et donnant ainsi une certaine consistance à la mémoire culturelle Boe-Bororos, bien au-delà de l'océan. Parmi les objets examinés, ils ont remarqué l'état de dégradation d'une coiffe importante à leurs yeux qui avait été offerte à Claude Lévi-Strauss lors de ce séjour du début du XXe siècle. Ils ont constaté que cette coiffe n'était plus digne de les représenter. Ils ont donc décidé d'agir pour restaurer l'image de leur culture au musée, ses représentants ont souhaité offrir un nouveau témoin contemporain. Ils ont donc confectionné une nouvelle coiffe avec des plumes qu'ils avaient importées à notre insu et l'ont offerte au musée. Cet acte ne se limite pas à un simple don, mais je pense qu'il traduit la volonté de réaffirmer un lien, un lien avec l'institution et de régénérer de cette manière la relation initiée entre leurs ancêtres et Claude Lévi-Strauss dans les années 30. Ce geste traduit l'importance symbolique que revêt l'objet, cette coiffe qui n'est pas un simple artefact, mais un élément de représentation culturelle, porteur de sens et de mémoire, et réactivé par ce geste. Dans la culture Boe-Bororos, de ce que nous en avons compris, offrir un objet ne se réduit pas à une... transaction matérielle, mais c'est un acte relationnel qui dépasse l'espace et le temps. Lorsque Claude Lévi-Strauss a reçu cette coiffe, il pensait acquérir un objet ethnographique. Pour les Boe-Bororos, cependant, il s'agissait de tisser un lien, un lien humain. La remise de la nouvelle coiffe en 2024 a donc réactivé ce lien, comme un geste de continuité culturelle et de réaffirmation identitaire. En offrant cette nouvelle coiffe les Boe-Bororos ont également fait un pari sur l'avenir. L'objet nouveau devient un nouvel ambassadeur de leur culture, garantissant la pérennité d'une relation qui, malgré la distance et le temps, continue d'évoluer. En conclusion, je voudrais reprendre cette idée d'objet ambassadeur en disant qu'il ne s'agit pas d'un compromis ou d'un faux fuyant. C'est une manière différente, peut-être nouvelle, de penser la relation entre les cultures. À la manière d'un diplomate, l'objet manifeste une présence en territoire étranger avec une autorité symbolique. Il ne s'agit pas de nier le déplacement de l'objet et de sa culture d'origine vers d'autres terres, mais de considérer ce déplacement non comme une rupture, mais comme une relation possible. Les cultures n'étant jamais des systèmes clos sur eux-mêmes, qualifier et comprendre des objets comme des ambassadeurs permet l'échange et la rencontre. Ainsi, ces objets ouvrent la voie à une nouvelle forme de relation. L'objet ambassadeur représente sans déposséder. Pour revenir au propos de l'exposition « Objets en question », il faut se dépêcher d'aller voir, car elle termine à la fin du mois de juin, pour cette exposition qui examine la question de l'objet dans l'entre-deux-guerres. On voit émerger à cette période une pensée nouvelle sur les objets, qui dépasse les disciplines et ouvre la voie à une réflexion que l'on prolonge ici. Les objets ne sont pas des entités figées dans une signification unique, mais bien des médiateurs actifs entre les cultures, les temps et les sensibilités. En valorisant la dynamique des échanges plutôt que la possession exclusive, les objets ambassadeurs ouvrent des chemins de réparation, de coopération et d'invention qui s'écrivent à plusieurs voix. Les musées sont ainsi des zones de contact, comme le disait James Clifford, où la relation au passé se renégocie et se reformulent d'une génération à l'autre. Finalement, ces objets ambassadeurs incarnent une forme de diplomatie culturelle fondée sur le rayonnement des cultures par le truchement de leur patrimoine dispersé, parfois malgré eux, et où l'objet de musée peut devenir un point de rencontre et le musée lui-même devenir un espace d'écoute et de partage.

Chapters

  • Introduction et remerciements au Musée Benaki

    00:19

  • Ouverture sur l'européocentrisme et les nouvelles approches

    00:28

  • Présentation des partenaires du colloque et de l'exposition

    00:47

  • Importance du dialogue interculturel dans les musées

    01:07

  • Introduction d'Emmanuel Kasarhérou et son parcours

    01:21

  • Présentation de l'exposition 'Objet en question'

    03:58

  • Le rôle et la fonction des objets dans les musées

    04:26

  • Exemples de restitutions d'objets culturels

    06:40

  • Concept d'objet ambassadeur et son évolution

    09:59

  • Genèse du concept d'objet ambassadeur en Nouvelle-Calédonie

    11:10

  • Impact des objets sur les communautés d'origine

    17:51

  • Inventaire du patrimoine kanak et retour d'objets

    21:03

  • Retours temporaires d'objets en Océanie

    22:57

  • Diplomatie culturelle et objets ambassadeurs

    27:31

  • Transmission de charges spirituelles et symbolisme

    36:30

  • Conclusion sur la diplomatie culturelle et les musées

    42:14

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