Speaker #0Je voudrais remercier très chaleureusement Mme Véronique Chankowski, directrice de l'École française d'Athènes, pour son invitation à venir présenter ce soir nos travaux menés à Caričin Grad, en Serbie. Ces recherches, de même que la publication de leurs résultats sont soutenus par l'École française de Rome l'une des cinq écoles françaises à l'étranger. Cette présentation est donc aussi l'occasion d'un partage de connaissances sur l'histoire des Balkans qui fait l'objet de recherches de pointe tant à l'École française de Rome qu'à l'école française Athènes. Localisé à l'écart des grands circuits touristiques , à environ 45 km au sud de la ville de Niš, et non loin du Kosovo le site de Caričin Grad demeure encore méconnu, malgré les efforts des autorités serbes ces dernières années pour le mettre en valeur. Situé en pleine campagne, sur un haut plateau culminant à 400 m, ses ruines émergent dans un paysage naturel particulièrement bien préservé. Il s'agit de l'un des rares sites balkaniques, de la fin de l'Antiquité tardive et du début du Moyen-Âge, qui fait l'objet de recherches régulières depuis plus d'un siècle. Par ailleurs, cela fait un peu plus d'une dizaine d'années que de nouvelles méthodes y sont exploitées, ce qui contribue au renouvellement des perspectives de recherche, tout en permettant aux étudiants de se former à l'interdisciplinarité dans le domaine de l'archéologique. C'est en 1912, lors des premières fouilles archéologiques, dirigé par Vladimir Petković, que son identification avec Justiniana Prima, la ville édifiée au VIe siècle à l'initiative de l'empereur Justinien, fut proposée. Le toponyme serbe actuel a d'ailleurs gardé le souvenir, un petit peu déformé, de la destinée exceptionnelle de cette fondation : « Caričin Grad » signifie en effet la ville de l'impératrice, à laquelle est associée toute une légende. Située au sud du Danube, dans la province de Dacie méditerranéenne, rattachée à la préfecture de l'Illyricum, cette région située à la croisée de l'Orient et de l'Occident avait été romanisée dès le 1er siècle. Après avoir été ravagée par les invasions des Huns et des Goths durant le 5e siècle, des efforts de restauration liés à l'administration et à la défense furent entrepris par les empereurs byzantins Anastase et Justinien, dans cette région balkanique montagneuse et peu urbanisée. Justiniana Prima présente cependant la particularité d'avoir été construite ex nihilo par la volonté d'un seul empereur, et elle était manifestement éloignée des grands axes routiers reliant les anciennes villes de Naissus et Scupi. Durant l'Antiquité tardive, de nombreux petits centres urbains fortifiés, situés à proximité de cours d'eau et habités par des communautés autochtones pratiquant essentiellement l'agriculture, étaient implantés dans cette région. L'exploitation de quelques sites miniers aux alentours a probablement contribué à renforcer l'activité économique de cette région. Justiniana Prima se situait manifestement à proximité d'un réseau de routes secondaires traversant la région transversalement. L'une rejoignait Pusta reka, puis descendait vers l'actuel Ulpiana au Kosovo, qui correspond à Justiniana II. Et l'autre route passait par la vallée de la Jablanitsa, un cours d'eau, et rejoignait également Ulpiana. Il y a aussi cette... Cette route à l'est, qui correspond, qui est en pointillé, mais qui correspond en fait à la route actuelle, qui relie les villes de Niche à celles de Scopier, qui n'était sans doute pas empruntée à l'époque, parce qu'il y avait notamment pas mal d'obstacles, des zones maritageuses, des passages dangereux. Et donc, les autres routes transversales étaient davantage fréquentées. Après cette brève présentation de l'environnement de Justiniana Prima, je commencerai par évoquer les grandes étapes de l'histoire de sa découverte, avant d'en venir aux récentes recherches archéologiques qui ont contribué à enrichir nos connaissances sur l'étendue et la durée d'occupation de cette ville. Avant la découverte de ses vestiges, Justiniana Prima était uniquement connue par quelques sources textuelles. Dans son ouvrage intitulé « Des monuments » , l'historien byzantin Procope de Césarée précise que cette ville fut édifiée par l'empereur Justinien, qui ordonna près de son lieu de naissance la construction d'une cité prestigieuse qu'il appela Justiniana Prima, la première de toutes. Il y aménagea en outre un acte duc et permit ainsi à la cité d'avoir une alimentation suffisamment abondante en eau pérenne. De surcroît, le fondateur de la cité, mis tout en œuvre pour édifier quantité d'autres constructions grandioses. Des sanctuaires pour Dieu, mais il est difficile de les dénombrer, des résidences pour les magistrats, mais les mots sont inaptes à les décrire, des portiques d'une grande puissance, des places d'une grande beauté, sans compter les fontaines, les rues, les bains et les magasins. Au total, ce fut une cité puissante, populeuse et, en règle générale, prospère, apte donc à être la métropole de toute la région. et tel fut bien le surcroît d'honneur auquel elle est parvenue, le sort voulu en outre qu'elle accueillit l'archevêque d'Illyricum. Deux textes juridiques mentionnent aussi Justiniana Prima. Il s'agit des Novelles 11 et 131 du Code Justinien. La Novelle 11, datée de 535, nous informe notamment que la ville est le siège d'un archevêché dont la juridiction était très étendue puisqu'elle couvrait tout le diocèse dacique. L'archevêque eut dès lors sous sa responsabilité sept provinces, la Dacie méditerranéenne, la Dacie Ripuaire, la Mésie Première, la Dardanie, la Prévalitaine, la Macédoine seconde et une partie de la Pannonie seconde. Son élection était ratifiée par l'empereur byzantin et confirmée par le pape de Rome, car l'archevêque de Justiniana Prima avait le statut de vicaire du pape de Rome. Justiniana Prima fait donc figure de centre religieux, située à la croisée de l'Orient et de l'Occident, et des langues grecques et latines. L'installation d'un archevêché autocéphale dans cette région centrale de l'Illyricum visait non seulement à favoriser l'évangélisation des populations autochtones, mais aussi à renforcer la politique religieuse impériale dans cette région éloignée de la capitale byzantine. Par ailleurs, la lecture de la Novelle 11 suggère le transfert à Justiniana Prima du siège de la préfecture du prétoire qui était installée dans la ville de Thessalonique mais le fait qu'il n'en ait plus question dans la Novelle datée de confirme le rôle essentiellement religieux de cette ville dépourvue de curie qui continue manifestement à fonctionner sous l'autorité de l'archevêque épaulé par l'armée. La mise au jour des vestiges archéologiques a commencé dans le secteur de l'Acropole. Très vite, le caractère religieux de la ville, qui était un centre archiépiscopal important, s'est peu à peu reflété dans son urbanisme. Un paysage naturel va se superposer à un paysage religieux avec la construction de la basilique épiscopale au sommet du site, entourée d'un baptistère et de bâtiments religieux et administratifs. Le tout constituant ce qu'on appelle le quartier de l'Acropole, entouré d'un rempart de forme irrégulière percé d'une seule porte à l'est. C'est cet ensemble du site que les archéologues serbes ont commencé à fouiller dès 1912 et entre 1936 et 1938. Depuis, plusieurs études et une monographie ont été consacrées à cet ensemble et des restitutions 3D de la cathédrale et de son baptistère, proposés par notre collègue Vladan Zdravković, ont contribué à livrer un aperçu de l'apparence extérieure et du décor de ce prestigieux complexe architectural. Vous pouvez ici notamment admirer les chapiteaux, tout à fait étonnants, qui comportent plusieurs zones décorées de feuilles d'acanthes et de bustes de bélier, de même que le pavement en mosaïque. du baptistère qui comporte à la fois des motifs zoomorphes, géométriques et qui est toujours actuellement très bien conservé. Dominé par la présence de la basilique épiscopale ou de la cathédrale, au sommet de l'acropole, le paysage religieux de Justiniana Prima se poursuit à l'est et au sud. Durant la même période, les édifices de culte de la ville haute furent exhumés, la basilica crypte, l'église cruciforme et la basilique sous l'Acropole. Dans la ville basse, la fouille de la basilica transepte révéla un pavement en mosaïque exceptionnel, couvrant la nef centrale. Au nord de cet édifice était située la basilique double. Il y avait aussi des édifices religieux qui ont été mis au jour à l'extérieur des remparts du côté sud, tels l'église Triconque et la basilique J. En 1978, une convention entre l'Institut archéologique de Belgrade et l'École française de Rome a permis d'initier une collaboration entre archéologues serbes et français qui se poursuit toujours aujourd'hui, sous l'égide du ministère de la culture serbe, de l'école française de Rome et du ministère français de l'Europe et des affaires étrangères. À la tête de celle-ci se sont succédés plusieurs membres de l'Institut archéologique de Belgrade et des écoles françaises d'Athènes et de Rome, tels Vladimir Kondić et Vujadin Ivanišević côté serbe et Jean-Michel Spieser, Noël Duval et Bernard Bavant côté français. Des recherches furent alors effectuées en parallèle sur les édifices religieux de l'Acropole et sur les bâtiments à usage civil de la ville haute. Les monuments de l'Acropole et un complexe reconnu comme le siège du commandement militaire donnèrent lieu à deux monographies, tandis que la publication des fouilles de l'habitat ordinaire, située au sud-ouest de la ville basse, est en cours de préparation. L'ensemble de ces recherches a montré que les murailles délimitaient trois entités distinctes. l'Acropole, la ville haute et la ville basse, la superficie de la ville intra muros n'excédant pas neuf hectares environ. Les bâtiments publics et les résidences officielles s'agençaient de part et d'autre d'une rue principale aboutissant à une place circulaire de vingt-deux mètres de diamètre qui marquait le centre monumental de la ville haute. D'après les témoignages numismatiques récoltés lors de ces fouilles, la ville de Justiniana Prima, semble avoir été déjà abandonnés dans le premier tiers du VIIe siècle, lors des invasions avaro-slaves : La monnaie la plus récente qui avait été découverte dans la fouille de la ville basse avait été frappée en 615. Il s'agit d'un hexagramme de l'époque de l'empereur Héraclius. Passons maintenant à l'apport des nouvelles méthodes. à la fois dans le quartier nord de l'Acropole, dans le quartier sud-est de la ville basse et dans les faubourgs et environs de la ville. Les travaux archéologiques menés en 2009 et 2018 ont permis d'explorer un vaste quartier situé au nord de l'Acropole. Son organisation d'ensemble a pu ainsi être révélée de même que la chronologie de son occupation, qui dépasse justement 615 et perdure très probablement durant la première moitié du VIIe siècle. La détection magnétique réalisée en 2007 a livré les premières informations sur l'organisation de ce quartier occupant une large zone orientée nord-sud. Le décapage d'une partie de la surface de cet espace en 2009 et 2010 et les fouilles qui ont suivi ont révélé des bâtiments rectangulaires de 9 à 13 mètres de long sur 5 à 7 mètres de large, ne comportant pour la plupart qu'une pièce au rez-de-chaussée, qui étaient serrés les uns contre les autres, ils se répartissent en trois rangées, grossièrement concentriques et sont implantés avec leurs longs côtés dans le sens de la pente, si bien que le profil du terrain semble avoir dicté leur disposition en éventail. La restitution 3D donne une idée de l'aspect que devait présenter ce quartier longeant le rempart nord de l'Acropole et limité par le rempart nord de la ville haute . Les fouilles archéologiques des maisons qui le composent ont permis de comprendre qu'elles n'étaient pas très différentes de celle des villages actuels de la région, avec un rez-de-chaussée en pierre de schiste et un étage supérieur en terre et en torchis recouvert d'un toit de tuile. Dès 2013, ces recherches ont pu bénéficier de la coopération tripartite entre le Römisch-Germanisches Zentralmuseum de Mayence, l'Institut Archéologique de Belgrade et l'Ecole française de Rome, dans ce cadre l'étude des paléorestes végétaux a été réalisé par Anna Reuter de l'université de Kiel, tandis que l'examen de la faune a été effectué par Nemanja Marković de l'Institut Archéologique de Belgrade. Devant la poterne de la tour C, la fouille a mis au jour de très nombreux fragments d'os travaillés et quelques-uns en ivoire. Il s'agit d'éléments appartenant probablement à des bordures de panneaux. On y trouve par exemple des arcatures ornées d'acanthes et de rinceaux mais aussi des personnages figurés, étant donné l'état très fragmentaire de ces trouvailles comme vous pouvez le constater, il est difficile de savoir si ces éléments proviennent d'un seul ou de plusieurs objets, on songe plus particulièrement à un ou plusieurs petits coffrets ou à un diptyque. Les objets d'où proviennent ces fragments étaient très certainement situés initialement dans la salle 7 identifiée au secrétarium épiscopale. Lors des invasions qui ravageaient la région à la fin du VIe siècle, qui entraînèrent probablement le départ de l'évêque de la ville, cette salle a sans doute été laissée à l'abandon. Les fragments de ces objets accumulés sur son sol ont sans doute été ensuite balayés, déposés derrière l’abside, et ensuite rejetés à l'extérieur de l'Acropole, devant justement cette petite porte dérobée ou poterne qu'on s'apprêtait à murer. Ces éléments, malheureusement très fragmentaires, présentent d'étonnantes similitudes avec l'ivoire Barberini daté du VIème siècle et conservé au Musée du louvre. Cette oeuvre représente un empereur victorieux sur les barbares qui a été identifié à Justinien. L'allégorie de la Victoire, ce motif antique devenu un bienfait de dieu y est omniprésente et offre des similitudes avec cette même personnification figurée sur un fragment trouvé à Caričin Grad où on l'aperçoit vêtue à l'antique et brandissant de la main droite une couronne de laurier. Un petit élément représentant le sabot d'un cheval présente aussi la même finesse d'exécution que celle caractérisant celui du cheval de l'empereur sur l'ivoire Barberini. Ces divers éléments récoltés à Caričin Grad présentent une facture remarquable qui trahit la grande habileté technique de l'artisan qui les a produits, dont les œuvres rivalisent avec celles issues de la capitale byzantine. Plusieurs sceaux ont aussi été découverts, non loin de cette poterne : l'un d'eux est un sceau de Justiniens, un autre porte au droit saint Priscus et au revers le monogramme de Jean qui peut être identifié avec l'un des trois archevêques dont les noms ne sont connus par les sources écrites. La campagne de fouilles menée en 2015 à livrer une trouvaille spectaculaire et inattendue dans ce quartier et plus précisément entre la tour nord-est du rempart de l'Acropole et l'angle sud-est d'une maison. Un ensemble de vingt-sept monnaies d'or y a été découvert par une étudiante en archéologie à l'université de Strasbourg et son équipe d'ouvriers. Ces monnaies étaient toutes groupées ce qui laisse penser qu'elles étaient à l'origine contenues dans une bourse de tissu ou de cuir. Elles reposaient sur le sol d'occupation et ne semblent pas avoir été cachées volontairement. Il s'agit sans doute d'un simple dépôt, qui a été recouvert d'une mince couche de déchets avant l'écroulement de la toiture de la maison située tout près. L'abandon de ce trésor est sans doute lié aux invasions avaro-slaves qui ont affecté l’Illyricum à la fin du VIe et notamment suite à la chute du limès danubien en 596, sous les règnes de plusieurs empereurs tels Justin II, Tibère-Constantin et Maurice-Tibère. Cette découverte est d'autant plus conséquente que les trésors proto-byzantins de monnaie d'or sont vraiment très rares dans la région. Hormis ce trésor monétaire, plusieurs lots d'outils ont été exhumés dans ce quartier de la ville. En témoigne par exemple celui-ci, composé de 14 outils en fer qui semblaient cachés dans une petite fosse. Il était composé... de plusieurs socs, de pioches, d'une houe, d'une hache, d'une herminette, d'un ciseau de pierre et quatre pattes d'attache et aussi un autre petit ciseau. Donc vous voyez plusieurs outils différents. Et ces découvertes laissent penser que la chronologie de l'occupation de Justiniana Prima perdure très probablement durant la première moitié du VIIe siècle, car des constructions élevées... au-dessus de couches de destruction ont été repérées lors des fouilles de l'habitat dans ce quartier. Le site a donc été manifestement réoccupé après une ou deux grandes dévastations, dévastations très probablement liées aux vagues successives des invasions avaro-slaves qui ravagèrent la région à la fin du VIe siècle. Nos recherches ont en effet mis en évidence des constructions élevées au-dessus, une couche de destruction. Il semble dès lors que le premier saccage de la ville a probablement eu lieu à la fin du règne de l'empereur Maurice, en tout début VIIe siècle, et a été suivi de réparations, tandis qu'une autre destruction semble s'être déroulée au début du règne de l'empereur Héraclius, soit dans les années 615-620. Passons maintenant au quartier sud-est de la ville basse, qui fait l'objet de recherches depuis plusieurs années. Dès 1981, l'utilisation de la prospection géo-électrique avait révélé l'existence de trois édifices dans ce quartier. La découverte de deux chapiteaux fragmentaires et de piliers de chancel près de la porte sud de la ville laissait supposer que le plus méridional de ces trois bâtiments était une église, mais la fonction des deux autres était alors incertaine. Celle-ci a pu être précisée au printemps 2015, grâce à la réalisation de prospections géophysiques dans ce secteur, menées en collaboration avec des collègues autrichiens. Grâce à l'utilisation d'un géoradar ou radar à pénétration de sol, des ondes électromagnétiques ont signalé d'autres vestiges enfouis sous le sol, en complétant ainsi les résultats de la prospection géo-électrique. Sur le relevé issu de la prospection géoradar, on observe un tracé plus net des contours des deux édifices repérés dans les années 80, ce qui a permis de les identifier à des églises présentant des plans différents. Une chapelle à nef unique au sud et un édifice au nord de cette dernière dont le plan est particulier, puisqu'il est composé, vous pouvez le constater, de quatre conques. Les édifices présentant un plan en forme de tétraconque ne sont pas très répandus dans l'Empire byzantin au VIe siècle. Et cette forme architecturale suppose tout un savoir-faire et une mise en œuvre délicate. Sa présence à Justiniana Prima vient compléter la variété typologique caractérisant les édifices de culte, déjà mis au jour dans cette archevêchée autocéphale. Dans cette fondation impériale byzantine du VIe siècle, luxe, richesse et diversité des formes architecturales, contribuaient manifestement à son caractère exceptionnel. De plus, le fait qu'il y ait dans la moitié orientale de la ville basse, du même côté de la rue principale, probablement cinq églises, indique que cet espace avait une fonction presque uniquement ecclésiastiques. Ces sanctuaires proches les uns des autres, ouvrant sur le même axe de circulation, pouvaient certes avoir des statuts variées, mais leur disposition évoque un itinéraire conçu du sud vers le nord, ce qui fait penser aux itinéraires de pèlerinage. Créé par Justinien pour être la capitale ecclésiastique du diocèse dacique, Justiniana Prima dut dès sa fondation recevoir de Constantinople un nombre assez important de reliques de divers saints qui purent chacune être abritées dans une église différente. Or, le diocèse dacique comporte très peu de lieux de pèlerinage prestigieux durant cette période. Si l'hypothèse d'un pèlerinage urbain est quand même difficile à prouver, faute de texte il est indéniable qu'une mise en valeur des pôles cultuels a été délibérément opérée dans plusieurs secteurs de la ville et a certainement contribué à son éphémère prospérité. Justement, pour le tétraconque, on voit qu'il y a le document de la prospection géoradar que vous pouvez observer ici, laisse deviner que le portique oriental de la rue principale qui traversait la ville dessine un large demi-cercle correspondant à une place devant l'entrée principale de cette église. La campagne de fouilles réalisée en 2024 a confirmé la présence des bases de colonnes du portique qui longeait cette place et qui était bien visible sur le relevé géoradar. Lors de nos travaux menés dans le secteur occupé par l'édifice des tétraconque, des orthophotographies prises par drones ont permis d'obtenir des images dont on a corrigé les déformations dues au relief, du terrain et à l'inclinaison de l'axe de prise de vue. Ces documents ont non seulement permis de documenter la progression des recherches archéologiques, mais aussi de visualiser le géoréférencement des vestiges architecturaux et des objets mis au jour lors de la fouille. Parmi ces objets, il faut signaler la découverte de monnaies et de tessons de céramique attestant une réoccupation du tétraconque durant la période médiévale et plus particulièrement au XIIe siècle. Grâce au géoréférencement des concentrations des vestiges fauniques, qui avaient fait l'objet de découpes, de polissages, parfois d'un décor gravé, ont pu être localisés. Un petit atelier du travail de l'os a ainsi pu être repéré non loin de l'abside du tétraconque. Parmi les vestiges fauniques de cet atelier, on notera un os de chameau, découpé, qui est rapproché des trouvailles faites plutôt dans divers endroits de la ville, et qui attestent que deux espèces de camélidées coexistaient à tsaritchingrat à savoir le chameaux de Bactriane et le dromadaire ainsi que des hybrides ces animaux étaient utilisés comme bêtes de somme et ont également pu servir au transport de denrées rares dans les Balkans, on a en effet retrouvé des figues et des olives à Caričin Grad et on suppose que de telles denrées étaient acheminée peut-être à dos de chameaux. Hormis la faune, la flore fait aussi l'objet d'études dans le secteur du Tétraconque. Dans les espaces de l'édifice réoccupés à la période médiévale, qui trahissent un usage domestique, des prélèvements ont été réalisés. Ils sont à présent en cours d'analyse par Clémence Pagnoux, ancien membre de l'École française d'Athènes, actuellement maître de conférence au Muséum d'histoire naturelle. En 2021 et 2022, une étude des mortiers utilisés dans la construction du Tétraconque et des autres édifices religieux, de même que dans celle des remparts de la ville, a été menée. Ces recherches ont révélé une remarquable homogénéité dans la mise en œuvre du mortier des remparts de la ville haute et de la ville basse. En revanche, pour le rempart de l'Acropole, l'emploi concomitant d'un mortier de tuileau et d'un mortier de sable a été observé sur l'ensemble de la maçonnerie cette moins bonne qualité de mortier suggère que l'Acropole présentait une fonction ostentatoire et non proprement défensive comme les autres murailles de la ville. Dans les édifices religieux et civils, une gestion plus indépendante semble s'être produite car les mortiers ne se caractérisent pas par une seule et même recette. D'une manière générale, ces recherches montrent que l'influence de l'encadrement impérial a été déterminante dans la gestion socio-économique des chantiers de construction de la ville. Elle était néanmoins manifestement associée à l'intégration de savoir-faire locaux et à une très bonne connaissance des ressources environnantes disponibles. Intéressons-nous à présent au faubourg de la ville. Les résultats des prospections géo-électriques menées en 1991 avaient déjà révélé l'existence de lignes de défense complémentaires sous la forme de palissades qui du côté sud-est défendaient un faubourg d'une superficie de trois hectares et demi. Une construction semblable entourait l'église triconque en formant une cour attenante. Plusieurs campagnes de relevés de terrain, selon la technique du LiDAR topographique, ont fondamentalement transformé l'image de la ville et de ses environs. Cette technique de mesure à distance fondée sur l'analyse des propriétés d'un faisceau de lumière renvoyé vers son émetteur aéroporté, a pu être mise en œuvre à Caričin Grad dans le cadre d'un grand projet européen en 2011. Cette méthode a permis de pénétrer le couvert végétal particulièrement dense dans cette région et de créer un modèle numérique de terrain livrant un rendu tridimensionnel de la zone terrestre prospectée sur une superficie de 12 km². Il a ainsi été possible de reconstituer le tracé des fortifications des remparts de la ville haute et de la ville basse. Le résultat le plus saisissant fut la mise en évidence du faubourg nord-est de la ville limité par une ligne de défense avancée et dont l'étendue a pu être estimée à quatre hectares et demi. Nous avons ainsi pu comprendre que l'espace intramuros était principalement occupé par des bâtiments publics et des résidences officielles , tandis que la majorité de l'habitat ordinaire se trouvait à la périphérie, protégé par des fossés, des murs secondaires et de simples palissades. Ce qui porte la superficie de l'ensemble de la ville à vingt-cinq hectares environ. De plus, grâce à cette méthode de prospection, le tracé l’aqueduc prenant sa source à une vingtaine de kilomètres à l'ouest du site, dan le mont Radan, a pu être suivi sur une bonne partie de son parcours. Par ailleurs, les plans des principales forteresses environnantes ont pu être établis, ce qui a enrichi nos connaissances de la périphérie du site. Afin de rassembler toutes les données issues des prospections LiDAR, mais aussi celles livrées par les relevés géophysiques et par la documentation ancienne, notamment les photos aériennes rectifiées, la création d'un système d'information géographique a été nécessaire et livre à présent une image complètement renouvelée de la cité et de ses alentours. Toujours à la périphérie de la ville, non loin du tracé de cet aqueduc, deux lacs ont fait l'objet de prospections en 2023. Grâce à une collaboration nouée avec des spécialistes des études paléo-environnementales du laboratoire Chrono-Environnement de l'Université de Besançon, des prélèvements ont été effectués dans le lac de Dobra Voda, le seul des deux lacs présentant une accumulation sédimentaire propice aux analyses. Les premiers résultats des tests palynologiques montrent la présence d'au moins deux épisodes bien distincts dans l'histoire de la végétation. La poursuite de ces études, permettra de situer ces changements du couvert végétal dans le temps et d'enrichir notre compréhension des zones humides dans cette région . Enfin, l'eau dans la ville et ses environs est une thématique de recherche que nous comptons développer dans les années à venir. Parmi les constructions grandioses qu'il caractérisait Justiniana Prima, Procope de Césarée signale notamment un aqueduc, des fontaines et des bains. Il précise que l'aqueduc offrait à cette cité une alimentation suffisamment abondante en eau pérenne. Les travaux menés jusqu'ici ont déjà permis de repérer une partie de ces aménagements hydrauliques, une bonne partie du tracé de l'aqueduc, un barrage, deux citernes et des thermes. Néanmoins, beaucoup reste à faire pour restituer le fonctionnement de l'ensemble du système hydraulique, dont la variété et la densité suggèrent l'intervention d'ingénieurs spécialisés L'étude des installations hydrauliques à Caričin Grad présente un potentiel indéniable que nous nous proposons d'exploiter dans un premier temps avec le soutien de l'Académie serbe des Sciences et des arts. Notre objectif est de restituer les procédés utilisés pour acheminer l'eau depuis sa source jusqu'à sa distribution et son évacuation, ce qui n'a jamais été fait à l'échelle d'une ville entière. Ce projet s'inscrit dans une dynamique de recherche interdisciplinaire que nous entendons élargir en sollicitant plusieurs méthodes complémentaires afin de restituer l'ensemble du système hydraulique de Justiniana Prima grâce aux données archéologiques collectées, combinées à l'ingénierie hydraulique et à la modélisation 3D. La convergence de ces méthodes devrait permettre d'aboutir à la présentation visuelle de nouvelles données, non seulement sur le fonctionnement des diverses installations hydrauliques, mais aussi sur le débit de l'eau et sur la capacité de son stockage dans la ville. Il est temps à présent de conclure. Si, comme vous avez pu vous en rendre compte, les thèmes de recherche ne manquent pas, la ville éphémère de Justiniana Prima garde encore une indéniable part de mystère. Située à l'écart des grands axes de communication, elle n'a livré presque aucune inscription, ce qui ne manque pas d'étonner. Au cours de cet exposé, j'ai mis l'accent sur les principales étapes des recherches anciennes et plus récentes menées à Caričin Grad. Cette ville est sans doute l'un des rares exemples d'un site dont l'existence réelle fut plus courte que la durée des recherches qui lui ont été consacrées. Il est par ailleurs évident, que bien d'autres angles d'approche auraient pu être abordés. Je pense par exemple à la présentation des nombreux objets de la vie quotidienne découverts lors des fouilles qui éclairent la culture matérielle tardo-antique des villes balkaniques ; je pense aussi à la sculpture architecturale de ce site qui offre l'avantage de pouvoir être observée dans son contexte archéologique d'origine et dont le décor est tout à fait original par rapport à celui de la capitale et des grands centres urbains de l'empire à la même période. D'autres perspectives interdisciplinaires auraient pu aussi être évoquées, notamment les études archéogénétiques menées sur le matériel faunique et celles qui seront bientôt entreprises sur le matériel anthropologique exhumé dans la nécropole du site. Ce que j'ai voulu vous montrer au cours de cette présentation, c'est qu'environ 100 ans après la découverte de Caričin Grad, trois facteurs ont contribué à renouveler notre regard sur son histoire. Tout d'abord, la mobilisation de nouvelles méthodes de recherche, initiées en partie par nos collègues serbes. Ensuite, l'internationalisation de l'équipe des chercheurs. Selon les années, on compte sept à huit nationalités différentes. Et enfin, l'interdisciplinarité, qui s'avère particulièrement prometteuse pour les années à venir. Caričin Grad continue à captiver les archéologues, et j'espère avoir pu vous partager ce soir les raisons de cette fascination. Je voudrais terminer cette présentation en remerciant tous les membres de la mission franco-serbe et en particulier nos collègues Vujadin Ivanišević, Ivan Bugarski et Bernard Bavant. De même que les archéologues des instituts archéologiques et byzantins de Belgrade, ceux de l'institut de la protection du patrimoine et des sites de Serbie, sans oublier ceux du musée Leskovac. Tous sont très investis dans ce projet et leurs travaux, dont j'ai fourni ce soir un aperçu continue d'enrichir notre connaissance de ce site grandiose mais éphémère au cœur des Balkans.